L'impasse Girardon n'est pas une impasse et elle ne devrait plus s'appeler Girardon puisqu'elle forme en réalité le côté pair de l'avenue Junot.
Mais enfin, elle est là, faussement modeste mais fière au fond de rappeler son histoire aux Montmartrois souvent oublieux.
A l'origine il y avait Montmartre, un village où jaillissait une source au fond de l'impasse actuelle. Elle était sacrée, plus que les autres fontaines du village, car Saint-Denis en personne s'y était arrêté pour laver son chef décapité tout ruisselant de sang, avant de reprendre sa marche vers la plaine et s'arrêter là où on élevera en son honneur une des plus belles églises gothiques de France.
La fontaine fut vénérée et elle produisit des miracles si nombreux qu'elle s'épuisa et disparut en 1810 dans les sous-sols crayeux pour ne jamais revenir. Elle avait eu le temps de donner son nom à la petite rue qui fut pendant des siècles la rue de la fontaine miraculeuse.
En 1850 une nouvelle fontaine fut aménagée à quelques dizaines de mètres plus au nord, dans ce qui est aujourd'hui le square Suzanne Buisson. Une statue de Saint-Denis portant devant lui sa tête mitrée y fut élevée.
La rue avait déjà changé de nom et s'appelait rue de la Fontaine du But, sans raison, car cette fameuse fontaine du but se situait en bas de la rue de l'abreuvoir actuelle.
En 1863 l'impasse reçut enfin le nom que nous lui connaissons toujours.
La Butte n'était pas encore écrasée par les immeubles qui allaient bientôt se précipiter sur elle comme une horde barbare. Partout où ils s'installèrent, l'herbe ne repoussa pas.
Evidemment nous regrettons cette époque où Montmartre appartenait aux artistes sans le sou et aux pauvres gens mais c'est une vision romantique que nous en avons et qui fait fi de la grande misère qui y régnait du temps du maquis dont les baraques de bric et de broc venaient jusque là, constituant en partie notre impasse Girardon.
Une des baraques les plus connues était la maison du philosophe ainsi nommée par les maquisards moqueurs car elle ressemblait à un gros tonneau et que son propriétaire, barbu et à moitié nu, se prenait pour Diogène. Il cherchait un homme, il trouva des promoteurs!
Promoteurs qui vinrent avec leurs plans et leurs banquiers pour faire du bidonville et du chemin de terre qui grimpait entre les moulins le quartier huppé de la rue Caulaincourt et de l'avenue Junot.
Une partie de l'impasse Girardon fut détruite au bénéfice de l'avenue mais une autre partie resta debout car s'y étaient construites des maisons plus solides habitées par des artistes bien décidés à ne pas se laisser faire. C'est comme ça que notre impasse garda son nom modeste qui fait le pied de nez à l'avenue prestigieuse.
Avenue Junot (le théâtre 13 de Lelouch). Le côté pair est occupé dans sa première partie par l'impasse Girardon.
Plusieurs personnages ou personnalités de Montmartre ont vécu à cette adresse. Tout d'abord, au temps du maquis, nous trouvons le baron Pigeard dont l'atelier est situé au fond de l'impasse. Artiste qui ne vend pas ses toiles et préfère confectionner des maquettes de bateau, il aime monter des canulars avec ses copains de l'hôtel Bouscarat. Il est ainsi le fondateur de la célèbre UMBM, Union Maritime de la Butte Montmartre.
Il disparaît en même temps que les cabanes du Maquis.
S'il est difficile de trouver aujourd'hui des toiles de Pigeard, il n'en est pas de même d'un autre peintre qui débarqua à la fin du XIXème siècle et sans un sou en poche trouva refuge dans une roulotte de tziganes au fond de l'impasse Girardon.
Il s'agit de Van Dongen, un des peintres qui contribua à la renommée de la Parisienne sensuelle, mangée par ses yeux, à la fois gaie et mélancolique. Avant de vivre au Bateau-lavoir, il resta pendant 5 ans dans l'impasse avec sa femme Guus et sa fille Dolly. Il survécut grâce à de petits métiers et à la vente de quelques aquarelles sur le trottoir du cirque Médrano sur le boulevard de Rochechouart.
En 1904, il exposa avec Matisse chez Vollard et commença à être reconnu des amateurs.
Un autre artiste a trouvé refuge dans l'impasse. Il s'agit de Paco Durrio, sculpteur, céramiste, orfèvre, ami de Picasso.
Après avoir vécu au Bateau Lavoir où Picasso reprit son atelier, il habita place de l'Abreuvoir (aujourd'hui place constantin Pecqueur) dans une petite maison villageoise qui y subsistait encore mais d'où il fut expulsé quand furent construits les gros immeubles que nous voyons aujourd'hui.
Il trouva alors une maison dans l'impasse et il y fit construire un four pour ses céramiques. Il ne quittera cette maison qu'en 1939, un an avant sa mort.
Signalons encore la présence pendant deux ans (1910-1912) d'un garçon qui deviendra un grand écrivain : Jules Romains. Son père Henri Farigoule avait été nommé instituteur en 1887, il déménagea plusieurs fois dans le quartier à la recherche d'un loyer modeste. Il habita rue Marcadet, rue Simard, rue Lamarck et enfin impasse Girardon.
Le jeune Louis Farigoule a donc été enfant de la Butte et il put y assister à la métamorphose du quartier. Peut-être a t-il joué dans les rues avec les petits poulbots!
D'autres peintre encore ont vécu plus ou moins longemps dans cette impasse Girardon. Parmi eux, Jules Pascin, en 1909. Ce peintre qui a transformé sur le conseil de Picasso son nom de Pincas en Pascin est arrivé à Paris en 1905 où il a acquis très vite la réputation d'être le peintre des nuits parisiennes. "Anarchiste déguisé en dandy", il a connu le fauvisme, le cubisme, et s'est créé son propre univers. Après une vie mouvementée, il se suicida dans son atelier du 36 boulevard de Clichy.
Mais s'il n'a été qu'une étoile filante impasse Girardon, ce ne fut pas le cas de celui dont le nom reste attaché au lieu, Gen Paul (1895-1975), le seul à avoir sa plaque sur le mur!
Eugène Paul dit Gen Paul est un vrai montmartrois, né rue Lepic, vivant et peignant pendant 58 ans (de ses 22 ans à sa mort) dans l'impasse Girardon.
Il est doué pour la peinture quasi spontanée, comme née d'un élan physique qui jette sur la toile les touches rapides et nerveuses. Il laisse presentir un art abstrait que cependant il ne tentera pas. Ami de Juan Gris au Bateau Lavoir, il subit diverses influences avant de trouver son propre style. Ses meilleures oeuvres datent des années 1925-1930. Il tombera ensuite dans la répétition et la facilité.
Personnellement je n'aime pas son travail mais ce n'est qu'un avis personnel. Il paraît que les goûts et les couleurs ne se discutent pas! Ce qui est idiot, car de quoi discuterions-nous?
Il est connu également pour avoir été ami de Céline qui lui demanda d'illustrer ses deux meilleurs romans, "le Voyage au bout de la nuit"et "Mort à crédit."
Bardamu-Céline (Gen Paul)
Il partageait avec lui un antisémitisme virulent et les deux copains restaient des soirées entières à partager leur passion raciste. Gen Paul appelait son voisin de la rue Girardon Ferdine. Il apparaît sous les traits d'un cul de jatte dans "Féérie pour une autre fois" de Céline. Il est vrai qu'il claudiquait depuis qu'il avait perdu une jambe pendant la guerre de 14.
On ne peut s'empêcher de penser à ces deux "amis" qui n'avaient que quelques pas à faire pour se retrouver. On peut penser à un troisième, l'acteur Le Vigan qui vivait lui aussi, comme Céline, rue Girardon, partageant la même haine des Juifs. C'est plutôt son chat que nous avons envie d'évoquer, parce que les chats ignorent le racisme!
Le chat c'est Chibaroui que Le Vigan et son amie Tinou ont acheté à la Samaritaine. Il est laissé en semi liberté et il aime se dorer au soleil de l'impasse qui s'ouvre devant l'immeuble où habitent ses maîtres. Lucette Almanzor tombe amoureuse de l'animal et convainct sans mal Céline de l'adopter. Il ne sait pas Chibaroui qu'il va devenir Bébert, le chat le plus célèbre de la littérature!
Il n'a pas sa plaque sur les murs mais c'est à lui que je pense en quittant l'impasse Girardon!