La chance d'être à Bali la semaine de Nyepi, le Nouvel An Hindouiste fêté par tous les Balinais. Cette année Nyepi tombait le 7 mars. Quelques
jours avant, toute l'île déjà si habituée aux processions, aux offrandes, aux prières était comme saisie d'une frénésie de cérémonies. Sur la plage de Jimbaran, les habitants des villages environnants se réunissent l'avant veille
avec les oriflammes, les gamelans, les offrandes. Les quelques touristes présents sont acceptés comme ils le sont partout dans cette île souriante. Ventre rouge en avant et maillots moule-bite,
ils détonent à côté de ces hommes en sarong et vestes immaculées et de ces femmes parées et maquillées.
Après les processions et les offrandes, la journée du 6 mars commence au ralenti. Beaucoup de commerces sont fermés, les restaurants ont
baissé leur rideau, la circulation se fait moins dense. Chacun semble se préparer pour le soir et l'extraordinaire défilé des ogoh ogoh.
Les ogoh ogoh sont des créatures maléfiques qui représentent le mal. Chaque quartier, chaque rue en confectionne un pendant les jours qui
précèdent la grande fête. Pour les enfants, c'est un moment de grande récréation. Ils participent à la confection des monstres et c'est l'occasion pour eux de rires et de jeux.
Circuler le 6 mars dans la campagne balinaise est un vrai voyage dans la fantaisie et le
baroque. Tout est possible dans l'imagination et la démesure. Tous les personnages les plus grotesques ou les plus grimaçants prennent vie et jouent les gros bras comme ce sinistre ivrogne,
cigare entre les doigts, bouteille à la main et dollars dans le slip. Il aimerait bien écraser de sa tong noire la piétaille des gamins du village.
Celui là a embroché un petit cochon de lait et lève son verre d'arak avant de s'élancer dans les rues cherchant d'autres proies à embrocher.
Il ne semble pas impressionner ces petites filles très sages.
Un monstre un peu plus humain par la taille et l'expression pour ces enfants assis sur le cadre de bambou qui servira le soir à porter et promener l'ogoh ogoh dans les rues. Le sourire et la gentillesse des balinais frappent tout visiteur qui peut s'étonner que le tourisme à outrance n'ait pas atteint l'âme de cette île. Peut-être la représentation du mal, du vice , de la méchanceté dans les statues de démons qui habitent à profusion les temples et les maisons, permet-elle d'exorciser la violence et la peur.
Une sorte de méduse prête à vous dévorer plutôt qu'à vous pétrifier.
Ce soir, elle aussi sortira dans les rues mais elle ignore encore quel sera son sort. En effet tous ces monstres vont être anéantis dans des feux de joie. Leur voracité, leur violence, leur désir
de meurtre et de viol, tout cela va flamber sur les places et dans les rues. C'est le sens profond de la fête : la possibilité d'anéantir le mal, de croire possible son éradication, ne serait-ce
que pour un moment.
Et après la nuit où l'on fera un maximum de bruits : gamelans, chak a chak des hommes qui imitent les cris de singes, sifflets et cymbales, demain le silence total tombera sur Bali. Après cette
nuit où toute la population sera dehors, chantera, mangera et boira, demain il n'y aura plus personne dans les rues; Pas une voiture, pas une moto, pas un vélo... Les fenêtres seront fermées, les
volets clos.
Les touristes n'auront pas le droit de quitter leur hôtel. Ils n'auront pas accès à la plage. Ils resteront confinés dans leur enclos et leurs
chambres devront elles aussi avoir leurs volets fermés afin qu'aucune lumière ne puisse filtrer. Les jardins des hôtels ne seront pas éclairés et les restaurants tendront de grandes toiles noires
sur leurs vitres.
Ainsi quand les démons après avoir brûlé voudront revenir à Bali, plus déchaînés que jamais et plus désireux de se venger du honteux
traitement qu'on leur a infligé, les démons découvriront une île déserte. Pas un homme, pas une voiture, pas un bruit, pas une lumière. Ils comprendront que l'île est inhabitée et ne présente
donc aucun intérêt pour eux qui ne désirent que s'abattre sur des proies humaines. Ils repartiront donc et chercheront d'autres îles à se mettre sous le croc.
Le jour de l'an à Bali, NYEPI, c'est ce désir de voir triompher le bien mais sans trop d'illusions, c'est ce moment où toute une population joue le jeu de la ruse pour tromper l'adversité. C'est un jour de silence et de prière et c'est aussi un conte dans lequel sont entraînés les visiteurs étrangers, heureux de partager avec les Balinais ce jour hors du temps.