Article mis à jour le 22 mars 2021.
C'est une jolie rue de Montmartre, calme et quasi provinciale à deux pas de la nerveuse rue Lepic et de la très branchée rue des Abbesses!
Comme bon nombre de ses consoeurs montmartroises, elle doit son nom au propriétaire qui fit lotir ses terrains dans la deuxième moitié du XIXème siècle.
Il existait une impasse qui portait son nom et qui fut absorbée par la rue lorsqu'elle fut prolongée. Cette impasse n'a que des numéros impairs, elle est comme une excroissance de la rue qui après cette hernie, poursuit son chemin jusqu'à la rue Constance et l'Impasse Marie Blanche.
Courte rue mais grand passé.... Sur ses 133 mètres de nombreux personnages plus ou moins célèbres ont vécu...
Au commencement, rue Lepic, se trouve le Café des deux moulins que le film Amélie Poulain a fait connaître au-delà de nos frontières. Il n'est pas rare de voir des Japonais, souriants et émus, y faire de selfies...
Au 3, petit immeuble sans éclat, le peintre Amédée Buffet (1869-1934) eut son atelier.
Oublié aujourd'hui, il connut le succès et reçut des commandes nombreuses. Avec son frère Paul, il fut chargé de remplacer les toiles de Goya qui avaient été détruites dans la Chartreuse espagnole d'Aula Déi. Le fantôme du génial Espagnol ne le paralysa pas tout à fait!
Pour preuve de son renom, on le trouve dans la délégation envoyée officiellement pour représenter les artistes français à l'Exposition Universelle de 1905, aux côtés de Renoir, Sisley et Monet!
Au 4, jouxtant les 2 Moulins, il y eut au début du XXème siècle un restaurant dont une photo garde le souvenir, avec le sourire des marchandes de fleurs faisant une pause avant d'escalader la Butte et de proposer aux passants leur bouquets.
Ce restaurant a une histoire et par chance le petit-fils du patron qui habite toujours rue Cauchois nous a confié des souvenirs qui appartiennent désormais à notre quartier et qui en font la continuité et la vie. Son grand-père venu d'Auvergne, Joseph Fabry, en a été pendant des années le "patron".
Photo 1925
On le voit assis sur sa chaise devant son établissement le restaurant Cauchois.
C'était alors la tradition de se faire photographier devant la vitrine avec famille et employés. Très souvent il y avait un petit chien improbable et joyeux de poser pour l'éternité.
Sur cette autre photo de 1928, un zoom sur les pieds de Joseph Fabry permet de voir qu'il travaillait en pantoufles. Non qu'il fût pantouflard, loin de là mais il se trouve qu'il fut violemment heurté par une poussette d'enfant rue Lepic et que la blessure mal traitée ne cessa de le faire souffrir. Plus tard la gangrène gagna et l'amputation devint inévitable. Joseph Fabry mourut en 1966.
Alors que les Juifs du quartier étaient raflés, un jeune garçon, Joseph Weismann qui avait été emmené au camp de Beaune la Rolande avec la seule perspective de se voir offrir un voyage aller sans retour pour Auschwitz, après s'être évadé et avoir rejoint Paris, poussa les portes du restaurant de Joseph Fabry.
Il y était connu car son père y venait parfois. Il y fut reçu, nourri, mais ne put être caché car la police était zélée et ne manquait pas d'inspecter les cafés et les restaurants du quartier chaque soir. Malgré la rafle du Vel d'Hiv, les autorités n'étaient pas satisfaites, n'ayant pas arrêté un nombre suffisant de Juifs. L'occupant risquait de leur taper sur les doigts, d'autant plus que Bousquet s'était engagé par grand souci d'humanité à ne pas séparer les enfants de leur famille. C'est ainsi que 6000 enfants périrent dans les chambres à gaz.
Le petit Joseph fut confié à une dame du quartier qui se chargea de le protéger. Plus tard il racontera son histoire dans un livre qui a inspiré un film tourné en partie dans le quartier.
Aujourd'hui, à 90 ans, il continue de rencontrer de jeunes élèves pour leur transmettre un message de fraternité et de vigilance.
Le 7 se protège derrière de hauts murs qui abrite une villa du XIXème classée. C'est là que vécut pendant 35 ans, le commissaire Bourrel, le fin limier de l'émission télévisée "Les 5 dernières minutes".
Raymond Souplex (1901-1972) commença comme chansonnier et se produisit souvent au Théâtre des Deux Ânes sur le boulevard voisin.
Peu à peu s'effacera son souvenir tant il est vrai qu'il ne brilla jamais dans des chefs d'œuvre.
On le connaît encore un peu pour avoir été le clochard de "Sur le Banc" avec sa complice, Jane Sourza.
On oubliera peut-être aussi qu'il répondit à l'invitation du Reich et alla à Berlin en 1943, tous frais payés, représenter la chanson française. Ce qui lui valut un blâme à la Libération.
Il ne fut pas le seul dans le convoi dont Piaf et Viviane Romance faisaient partie...
Le 10 est un somptueux immeuble aux larges fenêtres et au décor 1900-bourgeois (par opposition au 1900-artiste de Guimard).
Dans cet immeuble a vécu Copi le génial dessinateur de la femme assise qui nous a réjouis à chaque parution du Nouvel obs.
Copi a accompagné avec son humour et sa poésie toute la période de libération sexuelle cruellement meurtrie par les années Sida. Il a dessiné pour Hara Kiri, Charlie Hebdo puis pour Libération avec son personnage de Libérett', transexuelle qui a choqué nombre de lecteurs pas si libérés que ça!
Ses pièces ont été montées par quelques grands metteurs en scène comme Lavelli (La journée d'une rêveuse avec Emmanuelle Riva).
Une visite inopportune. (Duchaussoy, Hiégel)
C'est alors qu'il participe aux répétitions de sa pièce "une visite inopportune" (un homosexuel vit ses derniers jours sur un lit d'hôpital) qu'il meurt, le 14 décembre 1987, deux ans avant Koltés son voisin du 15 bis.
Le 11 est aujourd'hui une maison au style architectural affirmé, manifeste du "rationalisme" des années vingt, à la fois fonctionnel et original. (seul bâtiment classé de la rue avec le 7)
Mais... ce n'est plus le nid d'amour, détruit, d'un couple hors normes, d'un homme et d'une femme exceptionnels qui s'aimèrent jusqu'à ce jour de 1922 où ils quittèrent ce monde, non pas sur la butte, mais à la montagne... à Chamonix.
Il s'agit de Marcel Sembat et Georgette Agutte.
Il serait prétentieux de vouloir retracer la vie et le destin de ces deux amoureux! Simplement rappeler que Marcel Sembat (1863-1922) que beaucoup ne connaissent que par la station de métro, ligne 9, la rue et le square du XVIIIème, fut un grand humaniste, un socialiste de conviction et de cœur, adepte de la transparence, hostile aux privilèges que s'octroient les puissants.
Il fut un des initiateurs de la Loi de séparation des églises et de l'Etat, que certains beaux esprits remettent en cause aujourd'hui!
Il fut ministre des Travaux Publics en 1914... Il adhéra à la Franc Maçonnerie et créa à Montmartre la Loge de la Raison.
Il fut également un passionné d'art et notamment de peinture, défenseur des Fauves, ami et admirateur de Matisse. Il écrivit sur ce peintre la première monographie connue.
Il meurt d'une hémorragie cérébrale en 1922 à Chamonix
Georgette Agutte est un peintre qui apprit de Gustave Moreau la liberté et l'audace, se lança de toute sa conviction dans la combat du fauvisme. Elle était collectionneuse et possédait une collection remarquable, de Matisse notamment.
Après un premier mariage, elle rencontre Marcel Sembat. Ils se ressemblent, partagent le même idéal de justice, de paix, le même goût pour l'art libre et audacieux... Les Cahiers noirs de Marcel Sembat nous livrent sans fard, la force sensuelle et spirituelle de leur union.
Tous deux habitent 11 rue Cauchois. Ils vont souvent à Bonnières sur Seine où Sembat possède une maison familiale et à Chamonix où ils ont acquis un chalet, le "Murger".
Le jour où Marcel sembat meurt brutalement, Georgette Agutte après l'avoir veillé, écrit à son neveu :
"Je ne peux pas vivre sans lui. Minuit. Douze heures déjà qu'il est mort. Je suis en retard".
Elle se tire une balle dans la tête.
Au 15, dans l'ancienne impasse, un autre peintre eut son atelier : Charles Bombled (1862-1927).
Né à Chantilly, il aimait les chevaux. Sa gloire relative lui venait de ses représentations nombreuses de militaires, de scènes de combats napoléoniens....
Mais aussi de sa participation à des journaux comme la Caricature ou le Chat Noir.
Enfin, il participa au théâtre d'ombres avec ses tableaux en silhouettes de la conquête de l'Algérie.
C'est encore au 15 que vécut et eut son atelier un autre peintre : Léon Huber (1858_1928).
Cet homme étonnant, bon vivant, humaniste, poète et soucieux de venir en aide aux pauvres gens de son quartier à qui il offrait chaque matin un repas, avait une passion : les chats!
Grün, un de ses fidèles amis, l'a caricaturé, à moitié métamorphosé en chat, en train de peindre une toile à l'aide de sa queue-pinceau!
Léon Huber mit en scène les petits animaux "domestiques" dans toutes les situations, les plus tendres ou les plus cocasses. Son style était classique, un tantinet mièvre. Mais il plut.
Aujourd'hui encore les chats de Léon Huber sont recherchés des collectionneurs et adorateurs des petits félins.
Le 15 bis est un bel immeuble original avec bow-windows.
Pendant quatre années de sa courte vie, un des écrivains de théâtre les plus audacieux et les plus torturés y vécut.
Il s'agit de Bernard-Marie Koltès (1948-1989) dont Patrice Chéreau mit en scène quelques pièces.
Joué dans le monde entier et toujours actuel, il a été frappé en pleine créativité, emporté par le SIDA.
Parmi ses pièces les plus représentées, on compte "Combat de nègre et de chiens" ou "Dans la solitude des champs de coton".
Il est enterré à une centaine de mètres de la rue Cauchois, cimetière Montmartre...
La pierre blanche de la tombe de Bernard Marie Koltès
Quelques phrases saisies dans tel ou tel de ses textes afin de lui redonner parole :
Et je suis ici, en parcours, en attente, en suspension, en déplacement, hors-jeu, hors vie, provisoire, pratiquement absent, pour ainsi dire pas là (...)
Les souvenirs sont des armes secrètes que l'homme garde sur lui lorsqu'il est dépouillé.
Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade ; j'ai des pieds et ils ne sont pas faits pour s'enfoncer dans le sol.
j'ai toujours pensé que, si on regarde longtemps et soigneusement les gens quand ils parlent, on comprend tout.
Ma mère m’a toujours dit qu’il était sot de refuser un parapluie lorsqu’on sait qu’il va pleuvoir.
Et comme il va pleuvoir et que personne ne me propose de parapluie, je me dépêche de quitter cette rue montmartroise où vécurent de si nombreux artistes qu'elle en a gardé je ne sais quoi de nostalgique et de lumineux.