Voilà un "café" dont le nom provocateur est resté dans la mémoire montmartroise! Le rat mort!
Au 7 place Pigalle, il y avait en 1835 un limonadier. Son établissement s'appelait banalement "Café Pigalle".
Afin d'attirer plus de clients, le Café Pigalle se refit une beauté. Du sol au plafond, il se mit à neuf sans changer de nom.
C'est ici qu'intervient la légende ou la réalité. Chacun choisira ce qui lui convient!
Trois hypothèses.
La plus communément admise est que l'on trouva, le jour de l'inauguration, un rat crevé dans la pompe à bière. Les consommateurs étonnés avouèrent qu'ils avaient trouvé à la boisson un petit goût original, pas désagréable du tout !
Rat îvre carte KMCoriginals
La deuxième hypothèse veut que les premiers clients incommodés par l'odeur humide des plâtres récents, se bouchèrent le nez en s'exclamant qu'il flottait dans l'air une odeur de rat crevé!
La dernière hypothèse évoque l'odeur pestilentielle qui flottait sur la place Pigalle, autour de la fontaine de Davioud où les poissonnières jetaient les vidures de leur marchandise et où les chiens du quartier se donnaient rendez-vous! Le café n'en était séparé que de quelques mètres!
"Cette vasque est le réceptacle de toutes les ordures du boulevard (...). Les cantonniers y lavent leurs balais, les marchandes s'y débarrassent de leurs rebuts de poissons, le soir c'est là que l'on vient baigner et nettoyer tous les chiens du quartier." (Lettre de 1868 de la direction des Eaux et Egouts de Paris)
En Montmartrois fidèle et discipliné, j'opterai pour la première hypothèse, plus "savoureuse" et plus fantaisiste tout en laissant mon esprit cartésien préférer la dernière!
Après tout, il y eut un vrai chat noir au Chat Noir, pourquoi pas un vrai rat crevé au Rat Mort?
Le décor du café, de la fin du XIXème retraçait l'existence d'un rat bourgeois. Les dessins étaient de Joseph Faverot (1862-1915).
Quelques gravures nous permettent d'imaginer les panneaux qui couvraient les murs :
Le baptême du rat (Faverot)
Vers le milieu du XIXème, s'ouvrit de l'autre côté de la rue, un autre café, "La Nouvelle Athènes" qui attira de nombreux artistes. Par chance pour notre café, le patron ombrageux se brouilla avec les plus turbulents de ses clients qui derechef franchirent le Rubicon (la rue Frochot) et s'installèrent au Rat Mort lui assurant un succès inespéré.
Parmi les nouveaux habitués figurent des "personnages" familiers du Montmartre de la Bohême, à commencer par celui qui immortalisa cette bohême, Henri Murger.
Baudelaire bien sûr qui vient en voisin de la rue Frochot où habite celle qui y tient salon et qu'il idéalise, Apollonie Sabatier, connue sous le nom de " Présidente Sabatier", femme d'une grande beauté et d'une grande culture qui réunit autour d'elle, avec l'auteur des Fleurs du Mal Flaubert et Gautier,
Alors qu'elle suscite des passions amoureuses chez Gautier, elle provoque chez Baudelaire un élan mystique. Elle l'entraîne vers les hauteurs et lui permet d'échapper aux tentations de la chair qu'il vit comme une malédiction. Elle est pour lui le versant lumineux de la femme quand Jeanne Duval en est le versant d'ombre:
'(...) Je suis belle et j'ordonne Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau; Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone." (Baudelaire. Que diras-tu ce soir pauvre âme solitaire)
La liste de ceux qui ont fréquenté le Rat mort est impressionnante. On trouve parmi eux quelques artistes typiquement montmartrois comme Willette ou Steinlen et d'autres qui font partie des artistes majeurs du XIXème siècle : Forain, Lautrec, Courbet...
Le Rat Mort 1879. "La sœur du pâle voyou" (Forain)
La clientèle habituée prend des couleurs différentes avec les années. Pendant la Commune, ce sont des Communards gradés qui s'y donnent rendez-vous. Dans les années 80, les politiques se mêlent aux artistes.
On s'étonne que peu de peintures aient immortalisé le lieu. On ne connaît que le tableau de Lautrec et plus tard celui de Vlaminck.
Lautrec a représenté, dans un des petits salons privés de l'établissement où les cocottes dînent au champagne avec leur amant du jour, Lucie Jourdan et son "bienfaiteur" qui semble se détourner pour ne pas apparaître sur la toile!
Parmi les clients célèbres, comment ne pas évoquer Verlaine et Rimbaud? Un incident annonciateur d'autres drames eut lieu en 1872 dans cet établissement. Les deux amants étaient attablés et Rimbaud imposa un jeu qu'il aimait et qui consistait à planter la lame d'un couteau entre les doigts écartés de la main de son vis à vis. Il blessa Verlaine au poignet et tout se termina par une rixe qui valut au poète des Poèmes Saturniens une longue estafilade à la cuisse.
Le Rat Mort connaîtra d'autres avatars. Il deviendra à la fin du XIXème siècle un des lieux montmartrois fréquentés par les lesbiennes. La plus combative d'entre elles est surnommée Albertine Wolf. Si l'on en croit Willette, c'est sa laideur qui lui valut l'honneur d'être ridiculisée par la féminisation du nom d'Albert Wolf, célèbre critique du Figaro.
Willette l'évoque dans son livre de souvenirs "Feu Pierrot" en des termes qui nous font mesurer le gouffre qui nous sépare de la misogynie de cette époque.
"La plus effrénée de ces pauvres femmes prétendant à la dignité masculine, n'avait pu arriver qu'à la parfaite ressemblance de l'horrible critique d'art du Figaro. Aussi l'appelait-on Albertine Wolf."
Le Rat Mort fut encore en 1934 le théâtre d'un fait divers lié à la mafia corse de Pigalle qui se livrait une guerre fratricide sur fond de racket sur la cocaïne. Jean Paul Stefani veut éliminer son rival Ange Foata. Alors que l'Ange en question sirote un verre au Rat Mort, Stefani tire sur lui, et le rate (apparemment c'est lui qui avait un verre dans le nez!) Par malheur, le fils d'Ange, âgé de 5 ans est tué. Ce sera le début d'une série de meurtres dans une vendetta qui durera plus de deux ans.
(Procés de Jean Paul Stefani en novembre 1936)
Mais déjà le Rat Mort n'était plus que l'ombre de lui-même. Il se dégrada peu à peu et fut racheté pour être transformé en boîte de nuit "Eve"...
Il faut croire que la pomme ne fut pas assez succulente car Eve quitta les lieux et laissa la place à Cupidon.
Mais il n'eut pas plus de succès et il quitta, penaud, la place Pigalle. Signe des temps, c'est une banque qui lui succéda.
Une enseigne qui a défrayé la chronique ces dernières années.
Gageons que le Rat Mort se trouve à l'aise dans la bonne odeur des coffres forts et qu'aujourd'hui, sur la Place Pigalle, il est ressuscité!