C'est un des lieux les plus romantiques de la Butte.
Son nom fait rêver.
On imagine, émergeant de la brume un palais de contes de fées, avec quelques sorcières rôdant aux alentours.
La réalité est plus prosaïque et pourtant...
A l'origine, c'est à dire au début du XVIIème siècle, il y avait sur ce versant de la Butte un terrain vague où se délabraient une vieille ferme abandonnée et un moulin qui battait de l'aile!
Il s'était appelé "moulin des brouillards" avant d'être baptisé "moulin du vin".
Nous sommes à l'époque des "folies", ces résidences campagnardes que les nobles ou les bourgeois enrichis se font construire à proximité des villes.
Un avocat au Parlement de Paris, un certain Legrand Ducampjean, tombe amoureux de l'endroit. Il achète le terrain de 7000 m2, rase les ruines de la ferme et du moulin pour faire construire sa "folie".
Bien que relativement modeste elle est vite appelée "château" par les villageois.
En contrebas se trouve la Fontaine du But.
Cette fontaine, à l'origine Fontaine "du buc" est située dans le tournant de la rue de l'Abreuvoir et de la rue Girardon, au pied de l'escalier qui aujourd'hui permet de rejoindre la place Constantin Pecqueur (jadis place de la Fontaine du but).
C'est là que les meuniers de la Butte amenaient leurs ânes, c'est encore là que les éleveurs venaient laver leurs boeufs avant de les conduire à l'abattoir.
De la fontaine s'élevaient des vapeurs qui certains jours d'hiver formaient un rideau de brume. Il n'en fallait pas plus pour que la rue fût appelée rue des Brouillards de même que le "château" construit à proximité.
Certains adorateurs de la dive bouteille prétendent que le nom de "brouillards" daterait du moulin du vin où le soir de joyeuses compagnies vidaient force tonneaux et se retrouvaient dans un état comateux dû à la boisson sacrée!
L'avocat fait édifier un bâtiment central et deux pavillons au milieu de ses terres et de ses vignes qui descendaient au-delà de la rue Caulaincourt actuelle.
Notre homme est bien placé pour sentir tourner le vent!
Il liquide ses biens avant que n'éclate la Révolution, place son argent en pièces d'or et attend à l'écart que s'éloigne la tourmente.
On ignore alors ce que devient sa "folie".
On ne retrouve des traces de son histoire qu'en 1818. Le domaine est alors divisé en deux parties et vendu à deux acquéreurs.
C'est vers 1828 que Nerval serait venu y résider.
En bon Montmartrois dont la bonne foi est égale à celle des Marseillais, j'estime que c'est une certitude!
Nerval y a vécu pendant presque 10 ans et c'est en ce lieu champêtre qu'il a écrit son Voyage en Orient, parole de Montmartrois!
Il a tellement aimé l'endroit qu'il l'a évoqué dans Promenades et Souvenirs :
..."Ce qui me séduisait avant tout, dans ce petit espace abrité par les grands arbres du château des Brouillards, c'était le reste du vignoble lié au souvenir de Saint-Denis qui, au point de vue philosophique, était peut-être le second Bacchus..."
C'est un éclairage intéressant sur saint Denis dont le nom, comme chacun sait, vient du grec Dionysos, c'est à dire le dieu du vin, le Bacchus des Latins.
Qu'il ait perdu la tête au milieu des vignes apporte de l'eau (!) au moulin de ceux qui affirment que les "brouillards" sont ceux de l'ivresse!
En 1848, pendant la révolution, le Club Républicain de Montmartre siège dans le "château" sous la direction de Léon Chautard.
En 1850 le parc est en partie sacrifié, les bâtiments annexes sont détruits pour laisser place à une série de modestes pavillons, là où s'élèvent aujourd'hui les immeubles très recherchés de l'Allée des Brouillards.
Les pavillons de bois sont proches du Maquis fait de cabanes et de constructions hétéroclites qui couvraient toute l'avenue Junot actuelle.
Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient été parfois occupés par des artistes sans le sou. Steinlen, l'homme au grand coeur, passionné de justice et de chats y aurait vécu avant de s'établir plus bas, dans son Cat's Cottage ouvert aux miséreux et aux matous faméliques.
En 1889 Renoir débarque avec sa petite famille dans le pavillons 6.
L'entrée se fait par la grille du Château au 13 rue Girardon.
Son fils Jean y voit le jour et c'est là qu'il passe les trois premières années de sa vie.
Il garde le souvenir du jardin sauvage, des chèvres qui y venaient brouter. Le panthéisme qui inspirera certains de ses plus beaux films doit sans doute quelque chose à la Butte encore sauvage où vivaient artistes et marginaux.
Parmi eux le pittoresque Bibi la Purée qui s'invite parfois dans la cuisine d'Aline Renoir.
Jean parlera plus tard d'un couple moderne de deux gentils garçons, toujours tirés à 4 épingles et qui avaient entouré leur pavillon de clochettes et de sonnailles qui les avertissaent de l'approche d'un visiteur, fût-il un petit garçon qui savait à peine marcher!
Un beau matin la police débarqua et malgré le tintement des cloches, investit le pavillon. Les deux oiseaux n'étaient plus dans le nid! Ils avaient pris la poudre d'escampette et l'on ne retrouva au logis que du matériel d'imprimerie et des liasses de faux billets!
Dorgelès se souviendra de cette histoire dans son roman "Le Château des Brouillards"!
La femme de Renoir fait venir de sa province pour la naissance de son deuxième fils, Gabrielle qui servira de nourrice au petit Jean et de modèle maintes fois brossé au grand Auguste!
Parmi les voisins de Renoir figure Paul Alexis, écrivain naturaliste surnommé "l'ombre de Zola" qui participe aux Soirées de Médan et qui comme son maître défend avec véhémence Dreyfus. Sa fille Paule est parfois présente dans les toiles de Renoir.
Les pavillons ont abrité d'autres hôtes qui deviendront illustres. Léon Bloy y résida de 1904 à 1905 pavillon 3)
De retour de ses années danoises il s'était installé à Lagny ("Cochons sur Marne") qu'il fuit en 1904 pour vivre à Montmartre où il rencontre Rouault le peintre qui lui ressemble le plus.
Cocteau y fit un bref passage et puis... Montmartre devint à la mode et le maquis fut détruit.
Le château trembla plusieurs fois sur ses fondations car de nombreux projets le rayaient de la carte pour laisser place à des immeubles cossus.
Il importe de rendre hommage à Victot Perrot, notaire, historien et président du Vieux Montmartre qui l'acheta, le restaura et, une fois ruiné, en vendit une partie.
L'allée des Brouillards se transforma en ruelle, les pavillons légers disparurent, remplacés par de petits immeubles pour artistes et bourgeois désireux de se donner une image de bohême (de luxe).
Citons par exemple Jean-Pierre Aumont. Une plaque commémorative rappelle au passant qui risquerait de l'oublier, que le comédien y vécut (n° 4) de 1980 à 2000.
La suite n'a que peu d'intérêt... mais beaucoup d'intérêts...
En 2002 le château est racheté par un nabab belge enrichi par les jeans de luxe.
En 2012 il le revend à un prix astronomique après une restauration luxueuse qui n'a pas toujours respecté le charme du vieux bâtiment.
Mais où sont les brouillards d'antan?