Tout a été écrit sur le "grand" peintre… Les amoureux de Montmartre connaissent bien les lieux qu'il a fréquentés et les endroits où il a vécu… et surtout les premières années de misère et de génie, rue Gabrielle d'abord, au Bateau-Lavoir ensuite...
Nous avons vu comment Fernande Olivier l'aida dans ces années difficiles...
Mais le succès venant, l'homme évolua et prit goût à une vie plus aisée. Il choisit donc une nouvelle adresse, encore proche du Montmartre de la bohême mais déjà aux frontières des quartiers bourgeois du IXème arrondissement...
… Et voilà le 11 boulevard de Clichy! C'est là qu'il choisit d'habiter avec Fernande Olivier qui le voit avec appréhension "s'embourgeoiser".
Le 11 est un bel immeuble qui appartient à Théophile Delcassé, ancien ministre des Affaires Etrangères qui y habite à l'étage noble.
Le personnage est resté toute sa vie au service de son pays et artisan de l'Entente Cordiale, a facilité le dépeçage colonial de l'Afrique entre Britanniques et Français. Il a été enterré au cimetière de Montmartre où il a voulu que l'on gravât dans sa chapelle funéraire : "Ces quelques mots où se résument toute ma vie : Pour la France, tout, toujours."
L'immeuble dans la cour a été aménagé luxueusement (eau, gaz, électricité à tous les étages) en ateliers et appartements pour les peintres qui aiment ce quartier d'avant-garde.
Picasso loue dans l'immeuble un atelier qui se prolonge côté sud par un appartement confortable donnant sur la très réputée avenue Frochot.
Il y restera 4 années (1909-1912) qui correspondent à l'épanouissement de sa période cubiste commencée deux ans plus tôt avec "Les demoiselles d'Avignon" peintes au Bateau-Lavoir.
Braque qui est alors son ami lui rend visite chaque jour.. Deux clichés célèbres montrent Picasso dans son atelier du boulevard de Clichy portant le costume militaire de Braque.
On peut voir en arrière plan tapisseries, instruments de musique, meubles que Picasso chinait chez les brocanteurs pour meubler un espace beaucoup plus vaste que celui du Bateau-Lavoir.
Avec cette nouvelle adresse, les habitudes changent et le Lapin Agile est oublié au profit du Café de l'Ermitage, 7-9 boulevard de Clichy, une brasserie qui va jouer un rôle décisif dans sa vie.
L'établissement est proche du cirque Médrano qu'aiment fréquenter les artistes. On y voit Braque, Léger, Metzinger, Jacob, Apollinaire et les futuristes italiens Boccioni, Severini, Marinetti...
C'est là qu'il rencontre Louis Marcoussis (graveur des cubistes) et sa compagne Marcelle Humbert qui aussitôt le fascine. Il vit encore avec Fernande Olivier, "belle mais vieille" qui sympathise avec Marcelle sans se méfier un instant et qui au contraire se confie à elle pour lui dire ses doutes sur la fidélité de son amant et lui demander de le surveiller en même temps que de la couvrir dans la relation qu'elle a commencée avec le peintre italien Oppi, ami de Modigliani.
Elle le surveille si bien et elle couvre si bien son "amie' qu'elle devient l'amante de Picasso en novembre 1911.
Louis Marcoussis n'apprécie que modérément la trahison de Marcelle et une fois qu'elle l'a quitté publie dans "La Vie parisienne" une caricature le représentant fou de joie devant Picasso qui s'en va avec à son bras la femme qu'il a conquise, un boulet à son pied.
Il se consolera vite et épousera en 1913 Alice Halicka. Chagrin d'amour à Montmartre ne dure qu'un moment!
Marcelle qui est née Eve Gouel reprend son nom en changeant une lettre de son prénom. Elle devient Eva Gouel pour Picasso et pour la postérité!
Jolie, le corps svelte, elle plaît à picasso qui l'évoque dans ses toiles avec le petit nom qu'il lui donne "ma jolie". Le peintre Severini la décrit comme "une petite fille épicée qui ressemble à une poupée chinoise".
Nous sommes dans la grande époque cubiste du peintre et il ne faut pas s'attendre à reconnaître les traits d'Eva dans les toiles peintes sous son inspiration!
Elle est la guitare ou le violon, parfois accompagnés de mots peints sur la toile : "ma jolie" "j'aime Eva".
C'est le destin de bien des muses de n'être reconnue que pour leur rôle d'inspiratrice mais alors que le cou de cygne et le regard mélancolique de Jeanne Hébuterne immortalise l'amoureuse de Modigliani, les puzzles cubistes de Picasso ne disent rien de la réalité sensuelle d'Eva Gouel.
Il est sûr que les deux amants partagèrent une passion dont les amis furent témoins comme Apollinaire qui vint plusieurs fois boulevard de Clichy.
Picasso allait être le plus grand et le dernier amour d'Eva. Pour elle il rompt définitivement avec Fernande Olivier et décide de quitter le boulevard de Clichy et Montmartre. Nous sommes en 1912, année de l'emménagement de Picasso boulevard Raspail.
Le bonheur amoureux ne durera pas longtemps ni dans cet atelier ni dans celui qu'il choisit un an plus tard rue Schoelcher. Après l'été 1912 qui passe dans l'insouciance et la liberté à Sorgues et où pour que la trace ne s'en efface pas Picasso peint sur les murs une fresque "ma jolie", c'est en 1914 que la maladie d'Eva s'aggrave.
On ne sait pas alors soigner la tuberculose et lorsqu'Eva est alitée dans la clinique d'Auteuil, Picasso lui rend visite quotidiennement.
C'est à elle qu'il ne cesse de penser lorsqu'il peint. Eva est violon, Eva est guitare, elle est la musique qui fait tomber les murs qui nous enferment, les murs de nos prisons, les murs des hôpitaux.
Il dira à la fin de sa longue vie de peintre et d'amoureux à propos de ces années avec elle :"Ce fut pour moi le grand moment de la découverte".
Une découverte qui est passée par Montmartre, le Café de l'Ermitage et l'appartement du 11 boulevard de Clichy…