Encore une rue du bas Montmartre qui a bien des histoires à raconter et qui malgré ses modestes 274 mètres entre les rues Blanche et de Clichy aligne de remarquables immeubles.
Elle s'appelait rue De Boulogne avant d'être baptisée en 1886 du nom de l'architecte de l'église de la Trinité et (avec un collègue) de la reconstruction de l'Hôtel de Ville incendié pendant la Commune.
Si l'on remonte un peu plus haut dans le temps, on trouve en 1760 à l'emplacement de la rue et d'une partie de celles qui l'environnent, une grande propriété qui appartenait à Jean Gaillard de la Bouëxière, opulent fermier général. Il y fit tracer un jardin ornementé de statues et de bosquets autour d'un pavillon qui se voulait inspiré du Petit Trianon.
On parle alors de la Folie Bouexière. La propriété fut vendue en 1779 et en partie lotie d'hôtels particuliers.
Fragment de bas-reliefs de Le Jeune pour la Folie-Bouexière
L'autre partie fut louée pour accueillir un parc d'attractions, le Nouveau Tivoli, troisième du nom. Il est connu pour avoir permis à la bonne société de massacrer allègrement plusieurs centaines de milliers de pigeons, tirés pour le plaisir de ces chasseurs d'opérette. Ce "sport" nous venait d'Angleterre où il aurait dû rester!
Ce n'est qu'en 1840 que la Folie est détruite pour permettre le percement de notre rue Ballu, alors rue de Boulogne.
C'est rue Blanche où habitait Ballu (au 78) que commence notre rue...
Hôtel particulier de Théodore Ballu 78 rue Blanche
Le 1 en partie à pan coupé sur la rue Blanche est occupé au rez-de-chaussée par un bar-tabac au nom très original : Le Ballu!
Mais très vite de beaux immeubles apparaissent qui témoignent de l'habitat de la grande bourgeoisie du milieu du XIXème siècle. Le 5 qui appartint à l'ingénieur Narcisse Maugin fut acquis en 1960 par la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) dont le bâtiment principal est au 11bis.
Cet élégant hôtel fut comme son voisin du 7 construit par l'architecte J. Brevet. Le 5 est la Maison des Auteurs, lieu de rencontre et de travail des membres de la Société. Le 7 abrite une remarquable bibliothèque de plus de 200 000 documents du XVIIème à nos jours consacrés aux arts du spectacle.
(J'ai eu beau fouiner sur le net je n'ai rien trouvé d'intéressant sur Narcisse Maugin et J. Brevet!)
Le 11 bis est l'épicentre de cet ensemble harmonieux et cossu. Il s'agit de l'hôtel Blémont (1858) construit à l'origine pour le banquier Eugène Bertin dans un style composite devenu avec le temps le style Napoléon III.
Il est acheté au début du XXème siècle par Emile Blémont qui l'habite jusqu'à sa mort en 1927. Il prend alors le nom de son propriétaire.
Emile Blémont est bien oublié aujourd'hui alors qu'il fut ,en son temps un poète reconnu et apprécié. Sic transit Gloria mundi!
Proche des Parnassiens et des symbolistes il fut un ami de Victor Hugo et si l'on parle encore de lui c'est grâce à Rimbaud qui lui offrit le précieux autographe de "Voyelles" un de ses plus mystérieux poèmes.
Notons encore à son crédit qu'il est un des fondateurs de la Société des Poètes Français et qu'il dirigea une revue importante pour la vie littéraire : La Renaissance Littéraire et Artistique.
Enfin, il fut un de ceux qui reconnurent le génie de Verlaine alors qu'il était de bon ton de se moquer de ce poète. Verlaine ne l'oubliera jamais et il lui adressa un poème.
"La vindicte bourgeoise assassinait mon nom (…)
Mais vous, du premier jour vous fûtes simple, brave,
Fidèle; et dans un cœur bien fait cela se grave."
Sur le célèbre tableau de Fantin Latour "Coin de table" maintes fois reproduit pour Verlaine et Rimbaud qui y figurent, on peut voir au centre de la composition Emile Blémont.
Pour donner une idée de son talent citons quelques uns de ses vers, assez verlainiens, qui terminent son poème Brumaire dans lequel la nature agonise...
"On n'entend plus le cri de l'hirondelle!
La sève a peur sous le froid qui la mord;
Tout fait silence; et, seul, l'amour fidèle
Chante et fleurit au souffle de la mort."
Le 11 bis est comme nous l'avons vu le siège de la SACD (Société des auteurs compositeurs dramatiques) qui avant de choisir en 1829 ce sigle s'appelait depuis 1777, année de sa création par Beaumarchais, Bureau de législation dramatique.
Comme nous ne pouvions dissocier les numéros impairs du 5 au 11 bis qui font partie de la SACD, nous avons délaissé les numéros pairs. Réparons illico cet injuste traitement et traversons la rue pour tomber sur le 6, gros immeuble post art-déco qui a écrasé le petit hôtel incapable de se défendre devant l'appétit carnassier des promoteurs.
Son géniteur a signé son œuvre réalisée en 1932. Il s'agit de Jacques Bonnier (1884-1964) qui est aussi le responsable du massif immeuble du carrefour Duroc à Paris et qui conçut le pavillon de la Marine Marchande de l'expo de 1937.
Il avait plus d'imagination quand, plus jeune, il créa pour le "square Montsouris" une soixantaine de villas qui sont aujourd'hui, comme la villa Léandre de Montmartre, une enclave calme et poétique dans la grande ville.
Dans l'hôtel qui existait au 6, était installé le "Théâtre des Pantins". Le lieu était décoré par Bonnard et Vuillard (Bonnier qu'as-tu donc fait!)
Il est célèbre pour avoir représenté en 1897 avec des marionnettes, "Ubu Roi" de Jarry, donné sur scène au Nouveau Théâtre l'année précédente
Au 10 bis rue Ballu s'élève un immeuble récent sans intérêt architectural. Il a pris la place de celui où a vécu Alexandre Dumas quelques années. S'il ne reste aucun souvenir de lui dans la rue, il suffit de marcher quelques centaines de mètres pour le rencontrer au cimetière Montmartre, là où il passe son éternité, les doigts de pied en éventail, non loin de son héroïne, Marie Duplessis (Alphonsine de son vrai prénom), devenue sous sa plume Marguerite Gautier, "la Dame aux camélias".
Le 13 est un immeuble intéressant construit en 1868 par l'architecte Jules Amoudru dont on connaît le bel hôtel du 17 cité Malesherbes.
C'est aujourd'hui le siège de la fédération des syndicats pharmaceutiques de France. On remarquera les rares cariatides engaînées de la façade.
Un imposant et hideux immeuble moderne a fait disparaître entre les 16 et 18 l'ancienne impasse Tivoli.
En 1836, au cours des terrassements qui suivirent la destruction de l'impasse, fut découverte une nécropole gallo-romaine d'une cinquantaine de squelettes. Avec les ossements furent exhumés des objets de bronze, des poteries de terre vernissée et des monnaies datant du règne de Constantin.
Le cimetière de Montmartre voisin a donc eu un antique prédécesseur!
Le 19 est un élégant petit hôtel...
Avec le 23 s'ouvre la Villa Ballu, un des endroits les plus romantiques de Paris, resté indemne, on ne sait grâce à quelle bonne fée!
Après le succès de l'Assommoir, Zola y vécut au 2ème puis au 1er étage, avant de déménager pour la rue de Bruxelles toute proche, où il trouva la mort en 1902, dans les conditions que l'on connaît. Il ne fut jamais prouvé malgré de fortes probabilités que le feu de cheminée à l'origine de son décès avait été criminel.
Il resta voisin de son quartier tant qu'il occupa sa tombe du cimetière Montmartre, avant de la quitter pour changer de rive et gagner le Panthéon.
C'est encore au 23 que l'on trouve en 1890 Edgar Degas qui comme l'on sait fut un enfant du 9ème arrondissement où il eut plusieurs adresses jusqu'à la dernière, avenue de Clichy.
Dans l'impasse de la Villa (ancienne Cité Ballu) subsistent plusieurs belles demeures qui furent achetées par de riches propriétaires comme le marquis de Custine, le comte de Feydeau, le banquier Grenouillet. Notons que l'établissement de ce dernier deviendra la banque Hervet puis HSBC!
Bel hôtel particulier au 24 qui respecte la tradition banquière de la rue puisqu'il sert de siège à la Société Financière d'Investissement!
Le 27 est un opulent immeuble construit en 1904 par les architectes H. Azière et L.Vuldy, deux compères sur lesquels je n'ai rien trouvé d'intéressant mais qui n'hésitaient pas à signer leurs réalisations, ce qu'on aimerait voir aujourd'hui!
Le 28 étonne par son style flamand qui rappelle les maisons de Bruxelles ou de la grande place d'Arras.
Il a été construit en 1891 par l'architecte Gaston Dézermeaux qui pour moi a une certaine importance car il est l'auteur de l'Hôpital Maritime de Berck, la ville de mon enfance!
Mais loin de la côte d'opale, c'est pour Charles Wislin (dont le W est sculpté sur la façade), un peintre qui n'avait rien de flamand, qu'il dessina les plans de cet hôtel particulier somptueux.
Le peintre bien oublié aujourd'hui connut un grand succès qui assura sa fortune. Maupassant l'admirait pour ses paysages normands
le carrefour avec la rue de Vintimille a été baptisé "place Lili Boulanger". Parmi les 4 immeubles à pan coupé qui la composent, le 36 retiendra notre attention...
Il est aujourd'hui le 3 de la place qui curieusement rend hommage à Lili et non à sa sœur aînée Nadia qui pourtant naquit et vécut dans le même appartement familial.
Est-ce parce que Lili, compositrice de talent qu'admira Fauré ami de la famille mourut en 1918 à 24 ans après avoir été la première femme à recevoir le 1er grand prix de Rome (pour sa cantate "Faust et Hélène")?
Sa sœur Nadia eut une longue vie puisqu'elle mourut en 1979 après avoir eu une belle carrière de compositrice et surtout de pédagogue renommée dont l'enseignement fut suivi par Gershwin, Michel Legrand, Quincy Jones et beaucoup d'autres!
L'explication de cette "préférence" quant au nom de la place est la date, 1970, de cet hommage. Nadia avait alors 83 ans et, comme l'on sait, il n'était pas d'usage de donner des noms de rues ou de places à des vivants.
Les deux sœurs reposent au cimetière de Montmartre et peut-être serait-il juste de rebaptiser la place de leurs deux noms inséparables.
Sur la place actuelle, à l'emplacement du 2 qui était le 31 rue Ballu, il y avait la poste de la rue Ballu aujourd'hui supplantée par "les Domaines qui montent" un marchand de vins.
Avant d'atteindre le rue de Clichy, une dernière adresse retiendra notre attention. Il s'agit du 35 où un sacré personnage, Prosper Enfantin, dont le nom est tout un poème, est mort de congestion cérébrale en août 1864. Sa vie, ses idées sont un roman. Pour simplifier rappelons qu'adepte de Saint-Simon il fut un des chefs du mouvement saint-simonien.
Il le fit dériver vers une formation sectaire, se donnant le titre de "père" et partant en Egypte à la recherche de "la mère", femme-messie qui formerait avec lui le couple nouveau. La liberté sexuelle qu'il prônait le met en avance sur son temps. On ne peut ignorer par ailleurs qu'il avait compris l'importance des échanges entre les peuples et avait tenté de convaincre le souverain d'Egypte de l'intérêt d'un canal… Le projet lui sera volé par Lesseps!
Il militait également pour la création d'un état juif.
Nous quitterons la très opulente rue Ballu avec quelques citations du "Père Enfantin" qui rêva d'un monde plus juste et considéra qu'il fallait interdire l'héritage qui privilégie injustement certains dès leur naissance...
...Certains qui sans ce privilège n'auraient jamais pu faire construire leur hôtel rue Ballu!
"Qui n'aime pas en frappant est un bourreau"
"L'homme et la femme, voilà l'individu social; mais la femme est encore esclave, nous devons l'affranchir."
"Le produit des successions provenant du Trésor viendrait en dégrèvement des impôts les plus lourds pour le peuple."