La rue de la Tour d'Auvergne tracée sur les anciens terrains de l'abbaye de Montmartre porte comme plusieurs rues du quartier, le nom d'une des abbesses.
II s'agit de Louise Emilie de La Tour d'Auvergne (1667-1737), douzième enfant de Frédéric Maurice de La Tour d'Auvergne. Elle est abbesse de Montmartre entre 1727 et 1735. Après elle, il n'y aura plus que deux abbesses, Catherine de La Rochefoucauld et Marie-Louise de Montmorency-Laval, sourde et aveugle, guillotinée en 1794 pour avoir conspiré sourdement et aveuglément selon l'accusation du Tribunal Révolutionnaire qui ne manquait pas d'humour (noir)!
Avant de prendre ce nom , la partie située entre les rues des Martyrs et Rodier s'appelait rue de la Nouvelle France tandis que celle située entre les rues Rodier et Rochechouart s'appelait rue de Bellefond (encore une abbesse de Montmartre, Marie-Eléonore de Bellefond).
C'est par cette partie que nous commençons à remonter la rue.
Evidemment beaucoup d'immeubles anciens ont disparu remplacés par des constructions plus modernes, mais souvent (pas toujours) la numérotation reste la même et permet à notre imagination de s'envoler! Même si c'est derrière la façade, dans de petits hôtels qui ne sont pas visibles que bien des "gloires" de la rue ont vécu.
Il y eut au 1 la demeure d'Henry Murger (1922-1861), l'auteur des "Scènes de la vie de bohême". C'est d'ailleurs rue de la Tour d'Auvergne que vit son héros, Rodolphe, un autre lui-même!
Henry Murger (Nadar)
On sait l'importance qu'eut cette œuvre qui plus que toute autre nous renseigne sur la vie difficile que menaient les artistes dans ce Paris où ils espéraient devenir célèbres.
Murger définit la bohême comme "un état social qui peut déboucher sur la reconnaissance (l'académisme), la maladie (l'Hôtel Dieu) ou la mort (la morgue).
Rodolphe (Louis Jourdan) dans "La vie de Bohême" de Marcel L'Herbier.
Il y eut de nombreuses adaptations de cette œuvre pour le théâtre, l'opéra ("La Bohême de Puccini, "La Bohême" de Leoncavallo) et le cinéma ("La vie de Bohême" de Marcel L'Herbier, "La vie de Bohême" de Kaurismaki).
Murger mourut jeune comme bien des artistes bohêmes de sa génération. Il est enterré au cimetière de Montmartre où la muse Erato fait pleuvoir des fleurs sur sa tombe.
Le 14 est un petit immeuble de la première moitié du XIXème que Murger a pu connaître.
Au 15 a vécu pendant plus de trente ans le sculpteur Albert Ernest Carrier Belleuse qui forma dans son atelier une génération de sculpteurs dont le plus célèbre fut Rodin.
Carrier Belleuse par Rodin
Il participa à la décoration de nombreux monuments comme le Louvre où il réalisa le stuc de plusieurs plafonds, l'Opéra où son ami charles Garnier lui obtint la commande des deux torchères monumentales qui flanquent le grand escalier...
Torchère par Albert Ernest Carrier Belleuse
Au 16 a vécu le peintre Léon Barillot (1844-1929) qui choisit de devenir Français après l'annexion de sa région, la Moselle, par les Prussiens.
Peintre de plein air, il aime les paysages de bord de Seine et les troupeaux qui y paissent.
On trouve à la même adresse un autre peintre, Jules Frédéric Ballavoine (1842-1914) qui fut considéré comme un maître du nu féminin.
Il aima la rue de la Tour d'Auvergne puisqu'à partir de 1872, il y habita et eut son atelier au 6, puis au 12 et enfin au 16!
Ses toiles sont d'une facture académique et sans inspiration. Leur seule "audace" est de dénuder en partie les belles poseuses qui sont habillées et dénudées à la fois, leur poitrine se montrant rétive au carcan des tissus dont elle s'échappe en douceur...
C'est encore un peintre que nous rencontrons au 21 (l'immeuble a été reconstruit en 1861). Et quel peintre! Un des grands du XIXème siècle malgré sa courte vie : Théodore Chassériau (1819-1856)
Son domicile, fenêtres donnant sur l'église Notre-Dame de Lorette, 2 rue Fléchier là où il mourut n'était pas éloigné de la Tour d'Auvergne où il avait son atelier.
Nous le retrouverons dans le cimetière Montmartre où il repose et nous lui consacrerons une étude plus attentive. Mais il suffit de regarder ses œuvres auxquelles Théophile Gautier, son ami, consacra plusieurs critiques élogieuses, pour se persuader de son génie.
Vénus anadyomène
Ambiances oniriques, chairs vibrantes, femmes magiciennes, orient fantasmé… toute son œuvre, synthèse d'Ingres et de Delacroix, traduit sa sensibilité et sa sensualité.
Alice Ozy (Chassériau)
Pour la petite histoire, Victor Hugo vexé d'avoir été éconduit par la belle actrice Alice Ozy qui lui préféra le peintre, ne le lui pardonna pas!
Parmi les œuvres les plus importantes de Chassériau, il est possible aujourd'hui d'admirer ses toiles conservées au musée du Louvre où une salle lui est consacrée ou dans l'église Saint-Merri… Mais ce qu'il considérait comme sa plus grande œuvre, les fresques de la Cour des Comptes au palais d'Orsay auxquelles il consacra trois années de sa courte vie, disparurent en fumée sous la Commune.
Fragment récupérés après l'incendie de la Cour des Comptes
Un autre peintre de Montmartre, Gustave Moreau, dont la maison transformée en musée rue de la Rochefoucauld est un des lieux les plus poétiques de Paris, le considérait comme son maître et pour lui rendre hommage peignit "le jeune homme et la mort".
Le jeune homme et la mort (Gustave Moreau)
On aura du mal à imaginer qu'il y eut au 22 un théâtre, "L'Ecole Lyrique" où débutèrent quelques unes des plus célèbres comédiennes du Second Empire comme Mlle Agar ou Réjane.
Réjane
La façade plate et triste ne donne aucune idée de cette époque brillante!
, Dans cette rue où la musique était chez elle, pas étonnant de trouver au 24 un compositeur : Ernest Reyer (1823-1909)
Il fut ami de Théophile Gautier qui écrivit pour lui le scénario d'un ballet, les paroles d'une ode symphonique et plus prosaïquement celles, parodiques et licencieuses, d'un "De profundis morpionibus" sur une marche funèbre composée pour un maréchal.
Paix à son âme et à celle des petites bêtes!
Reyer connut une célébrité passagère grâce à ses opéras "Sigurd" ou "Salammbô" bien oubliés aujourd'hui.
Le 26
Pas de comparaison avec la célébrité de celui qui est né dans l'immeuble voisin, au 26, et dont l'opéra "Carmen" est le plus joué dans le monde :
Quand il épousera Geneviève Halévy en 1869, il vivra non loin de là, au cœur de la Nouvelle Athènes dans le somptueux hôtel Halévy de la rue de Douai.
Mais le jeune Alexandre César Léopold Bizet qui sera rebaptisé Georges en 1840 dans l'église Notre-Dame de Lorette, est né sous de bons auspices puisque son père est professeur de chant et sa mère pianiste.
Nous traversons la rue Rodier et arrivons côté impair devant le 27, bistro et hôtel dont une photo nous donne à voir son avatar du début du XXème siècle.
De l'autre côté, au 30 une horreur d'architecture lourde et sans esprit…
Il s'agit de la poste qui écrasa à cet endroit l'entreprise Chaboche qui elle-même avait pris la place d'un hôtel particulier du XVIIIème siècle, propriété d'une danseuse de l'Opéra, Marguerite Vadé de Lisle. Béranger y habita ainsi que Reyer après avoir quitté le 24.
L'entreprise Chaboche occupa les lieux en respectant dans un premier temps l'hôtel particulier puis en le sacrifiant pour s'étendre et élever ses hauts murs de briques...
Dans l'usine qui tournait à plein s'assemblaient les célèbres salamandres, poêles qui connaissaient un grand succès et remplaçaient les cheminées dans les appartements parisiens.
Il ne reste plus rien de l'hôtel particulier et de Chaboche, sinon quelques photos. On passera vite devant l'immeuble qui l'a remplacé!
Un peu plus loin côté impair, après la rue Milton, nous trouvons une école (aujourd'hui collège Paul Gauguin) qui décline en céramique les lettres de l'alphabet. Elle a été construite à la fin du XIXème siècle sur des maisons dont l'une au 31 fut l'adresse d'Alphonse karr avant qu'il n'habite rue Vivienne.
Il fut ami de Victor Hugo et comme lui s'exila après le coup d'état de Napoléon III. Il choisit alors de vivre à Nice qui était à l'étranger, dans le royaume de Piémont-Sardaigne.
Il a encore en commun avec Hugo de s'être engagé pour la défense des animaux . Il présida la Ligue Populaire contre la Vivisection (dont Hugo fut président d'honneur.)
Il écrivit de nombreux romans où se développait son esprit satirique et primesautier. Il fut d'ailleurs l'unique rédacteur des Guêpes, une revue qui s'amusait à démolir les gloires de son temps.
Bien des mots d'esprit écrits ou prononcés par lui couraient tout Paris! Le plus souvent ils ne manquaient pas de profondeur comme le montre ces quelques exemples :
-La politique, plus ça change, plus c'est la même chose.
-N'ayez pas de voisins si vous voulez vivre en paix avec eux.
-L'âge auquel on partage tout est généralement l'âge où on n'a rien.
-Si on veut gagner sa vie, il suffit de travailler. Si l'on veut devenir riche, il faut trouver autre chose.
-La vérité est le nom que donnent les plus forts à leur opinion.
-Entre deux amis, il n'y en a qu'un qui soit l'ami de l'autre.
Au 36 s'ouvre une impasse constituée de beaux immeubles post-haussmanniens élevés en 1896 sur les plans de l'architecte Henri Tassu à qui l'on doit 25 immeubles parisiens.
Au 34 ter a vécu pendant presque deux ans Louis Armstrong.
Il y habitait un studio où Stéphane Grappelli et Django Reinhardt venaient improviser avec lui.
Pour une fois l'immeuble n'a pas changé et nous le voyons tel que ce trompettiste unique l'a connu.
Une façade quelconque au 37 dissimule comme souvent dans les rues du quartier de petits hôtels particuliers que nous ne pouvons que deviner quand le porche est ouvert.
Une erreur de numérotation y loge Victor Hugo qui y aurait habité de 1848 à 1851 après avoir quitté son domicile de la Place des Vosges à la suite des journées révolutionnaires de 1848.
Il s'agit d'une erreur répercutée par de nombreux sites (Wikipédia, Paris Révolutionnaire) car le 37 de 1848 est en réalité le 41 d'aujourd'hui. Ce 41 assez moche dissimule un bel hôtel particulier qui donne sur l'arrière, Cité Charles Godon.
C'est là qu'Adèle Hugo et son mari furent invités en 1848 par Madame Hamelin femme d'esprit au charme frondeur, surnommée "le plus grand polisson de Paris" à vivre au 1er étage dans un grand appartement aux larges fenêtres.
Pendant trois ans, cet appartement accueillit, chez le poète, des soirées poétiques et musicales où se rencontraient nombre d'écrivains et de musiciens qui comptaient à l'époque.
Hugo en 1848
Ce salon brillant cessa avec le coup d'état de Napoléon III et l'exil de Hugo qui ne reviendra qu'après la chute de l'Empire pour habiter, non loin de là, 66 rue de La Rochefoucauld.
Pas possible de visiter une rue de ces quartiers sans retrouver la Commune. Au 44 a vécu Charles Mayer, colonel de la Commune qui fut condamné à mort avant que sa peine ne fût commuée en déportation en Nouvelle Calédonie.
Charles Mayer place Vendôme
Amnistié en 1880, il publia ses souvenirs et raconta notamment la destruction de la colonne de la place Vendôme dont la responsabilité fut attribuée à Courbet qui se ruina à payer sa restauration.
Au 43, ancien 45 il faut imaginer un hôtel particulier qui irait jusqu'à la rue des Martyrs. Il s'agit de l'ancien hôtel de Lesdiguières qui abrita un cabaret ouvrant sur des jardins : le Carillon.
Un des évènements qui marqua ce lieu fut la première donnée par Chopin, en 1839, de sa célèbre marche funèbre!
C'est pour les soirées dans les jardins du Carillon que Courteline écrivit quelques unes de ses pièces en un acte et c'est là qu'Henry Dreyfus (qui deviendra Fursy) galvanisait son public avec ses "chansons rosses"
Le 48 a servi de cachette à Raymond Callemin, dit Raymond la Science, de la Bande à Bonnot. Il y fut arrêté en avril 1912 et guillotiné un an plus tard, en avril 1913.
Lors de son arrestation, il aurait dit aux policiers : "Vous faites une bonne affaire! Ma tête vaut 100 000 francs, chacune des vôtres sept centimes et demi. Oui c'est le prix exact d'une balle de Browning."
Au 50 une photo d'un ancien commerce "immortalise" la jolie propriétaire qui vendait des objets d'occasion et se spécialisait dans le "rachat de garde-robes"! Aujourd'hui, la boutique a des couleurs de ciel et personne ne nous sourit sur son seuil!
C'est là que nous quittons la rue de la Tour d'Auvergne...
... Une rue de Paris qui cache derrière ses façades parfois monotones tout un monde d'esprit, de culture, de couleurs, de rencontres, de luttes et de misères qui donne à notre ville son incroyable profondeur et son enracinement dans un passé qui ne cesse d'irriguer le présent.