Je suis repassé place St-Georges et j'ai découvert que le monument ravalé depuis peu était entouré de jets d'eau qui s'étaient colorés de rouge. Nous étions le 28 mai, dernier jour de la Semaine sanglante de 1871. J'ai cru qu'il s'agissait d'une commémoration qui rappelait les 30 000 morts de la résistance héroïque du peuple de Paris. Nous verrons qu'il n'en était rien!
Le monument est le principal ornement de cette place où opère le charme indéfinissable de Paris. Il est l'épicentre des immeubles qui l'entourent.... L'hôtel de Thiers, le théâtre où fut tourné "le dernier métro", l'hôtel où vécut en ses débuts parisiens la Païva.....
Ni Thiers, Adolphe de son prénom, ni la Païva ne le connurent puisqu'il ne fut édifié qu'en 1911 à la place d'une fontaine qui servait d'abreuvoir aux chevaux.
L'ancienne fontaine semblable à plusieurs autres installées pendant la Restauration datait de 1821. C'est lorsque fut construite la ligne de métro Nord-Sud et la station Saint-Georges qu'elle fut démontée.
Une pétition accompagnée d'une souscription demanda qu'on érigeât à sa place un monument à la gloire de Gavarni qui avait habité le quartier et illustré la vie parisienne d'alors.
Autoportrait. Gavarni.
Nous avons rencontré Gavarni dans ce blog! Il est plus que beaucoup d'artistes qui se réclament de Montmartre, un véritable amoureux de nos quartiers (et de ses belles passantes)!
La rue des Rosiers (Chevalier de la Barre) où habita Gavarni, aujourd'hui chevet du Sacré-coeur.
Rappelons qu'il est venu à 25 ans habiter au sommet de la Butte, rue des Rosiers, future rue du Chevalier de la Barre avant de choisir la rue Ravignan
Il aime alors croquer le petit peuple parisien avec une prédilection marquée pour les jolies grisettes du genre Mimi Pinson.
Il descend ensuite de la Butte pour s'installer 1 rue fontaine, non loin du monument qui lui rend hommage, puis rue Saint-Georges.
Malgré l'élégance de ses dessins de mode, il est un critique acerbe de la comédie humaine et s'il fréquente les salons, c'est pour mieux en dénoncer les hypocrisies. Il n'est pas surprenant qu'il soit ami des Goncourt qui lui consacreront une biographie.
Comme eux, il est un observateur de la société et consacre des recueils à ses acteurs. Les lorettes ont sa préférence et c'est avec une certaine tendresse qu'il les dessine.
Son monument rappelle aussi qu'il fut le "reporter" du Carnaval de Paris, une coutume ancienne et vivace qui ne disparut qu'en 1950.
Le décor sculpté représente des personnages de la fête : Pierrot, un débardeur, la mort avec sa faucille....
Quelques mots sur le Débardeur....
Il s'agit d'une femme qui pour l'occasion avait le droit de porter un pantalon masculin, ou débardeur (rien à voir avec le marcel actuel!). Il y avait une forte charge érotique dans ce travestissement exceptionnel.
(photos de 2021 et 2017)
On rencontre encore, détériorée par les vents d'ouest, la figure massive d'un personnage en haillons, le regard insistant, semblant apostropher le passant. Il est la face noire du carnaval, le vieillard habillé de haillons, à la fois bonhomme et menaçant. Il tient dans la main droite un bâton et au bout du bras gauche une faucille. Il évoque "la grande faucheuse" la mort grimaçante, toujours présente dans les carnavals.
On peut discerner encore la jeune modiste qui passe avec sa boîte dans un arrière plan qui disparaît peu à peu, grain à grain, avec l'usure de la pierre. Derrière elle se profile l'artiste, un peintre assurément, qui ressemble à Gavarni...
Au sommet de la colonne Gavarni lui-même est représenté, occupé à dessiner et à saisir au vol ses contemporains.
(photo 2017)
Quatre mascarons de bronze laissent couler de leur bouche entrouverte un mince filet d'eau claire les jours trop rares où la fontaine joue son rôle de fontaine.
La lorette y est à l'honneur, tournée vers la rue Notre-Dame de Lorette!
L'artiste bohême avec son chapeau de feutre...
Le mendiant quémandeur et menaçant
La mégère, hommasse et ronchonneuse... à la fois entremetteuse et espionne!
Les sculptures sont l'œuvre de Denys Puech (1854-1942) qui venu de son Aveyron natal où il gardait les moutons, se forma à son art avec tant de talent qu'il obtint prix et commandes officielles. Parmi ses nombreuses réalisations, retenons son monument à Leconte de Lisle dans le jardin du Luxembourg...
Oublions qu'en 1925 il sculpta sans que son ciseau ne fondît de réprobation Benito Mussolini!
Le buste inexpressif et verdâtre lui valut l'inimitié de ses contemporains!
Combien est plus poétique et sympathique le buste de Gavarni, cheveux au vent, belle gueule d'artiste libre, regard à la pointe sèche sur la société de son temps, ses injustices et ses hypocrisies....
Laissons-lui le dernier mot :
"Pourquoi mépriser les prostituées? Ce sont des femmes qui gagnent à être connues."
Mais non, je ne le lui laisse pas le dernier mot! J'ai commencé l'article en parlant des jets de sang qui jaillissaient le 28 mai autour de la colonne....
Nous savons que Montmartre avait été un épicentre de la résistance populaire... On dit que le puits des insurgés dans la rue où j'habite (rue André del Sarte) était rouge du sang des communards...
Je m'apprétais à publier des photos de cette "commémoration" quand j'ai remarqué une affichette qui informait qu'il s'agissait bien de sang mais de celui des règles menstruelles et que le 28 mai était la journée internationale de l'hygiène féminine! Quelle idée! Choisir le dernier jour de la Semaine sanglante et l'écrasement dans le sang de la Commune pour cette journée!
Qu'importe! Gavarni en haut de sa colonne continue de griffonner....