L'auberge du clou, 30 avenue Trudaine, fait partie de l'histoire montmartroise. Il était difficile d'imaginer qu'elle serait un jour sacrifiée malgré les protestations des riverains et des amoureux de Montmartre. Voilà! C'est chose faite, elle a été saccagée et remplacée il y a quelques mois par un établissement aseptisé et sans âme qui fait partie d'une chaîne : le Season Martyrs, "restaurant healthy au cœur de Pigalle"!
"Season" un nom angliche pour être branché et faire comme si le mot ne venait pas du français "Saison" et "Martyrs" pour rappeler la rue voisine plus "bobo" que l'avenue Trudaine qui est la véritable adresse du restaurant.
Martyrs, c'est bien choisi au fond pour un lieu historique saccagé
Il faut rappeler ce qu'était ce lieu et l'importance qu'il a eue dans la vie mouvementée et créatrice du quartier.
Il est créé en 1881 par Jules Mousseau, acteur qui jouit d'un certain renom pour avoir joué avec succès dans l'Assommoir, pièce tirée du roman de Zola. Mousseau a pour associé Paul Tomaschet dont la femme (la mère Tomas) figure dans l'encadrement de la porte sur le cliché ci-dessus.
Jules Mousseau (à gauche) dans l'Assommoir).
Le succès de l'auberge est immédiat. Il est dû en bonne partie à Depaquit. Ce dernier s'est brouillé avec Rodolphe Salis et pour marquer son irritation décide de ne plus fréquenter le Chat Noir. Il quitte ce cabaret avec toute sa bande des hydropathes et trouve refuge à l'auberge du clou!
Une précision sur le nom de l'établissement. Il est dû à une habitude que l'on trouve dans d'autres cabarets, celle de planter sur le mur des clous qui permettent aux artistes fauchés d'accrocher un tableau afin de payer leur écot.
Les murs sont vite surchargés et il faut entreposer les oeuvres dans la cave! D'autant plus que neuf grandes toiles de Willette occupent une bonne partie des surfaces disponibles! Malheureusement ces toiles ont disparu comme beaucoup d'autres qui ornaient les cabarets de Montmartre.
Un autre artiste de Montmartre, et non des moindres, participe au décor. Il s'agit de Steinlen, le peintre des chats, l'humaniste du Cat's cottage.
Dans la cohorte qui suit Depaquit on trouve Alphonse Allais, Jehan-Rictus, Léon Paul fargue, Alfred Jarrry... Que du beau monde, des artistes marginaux qui mettent de l'ambiance dans les cabarets montmartrois qu'ils fréquentent.
Dans la grande pièce du rez de chaussée trône un vieux piano qui malgré ses notes déficientes permet à Erik Satie d'improviser de courts récitals qui servent à régler ses additions fortement alcoolisées par l'absinthe.
C'est à l'auberge du clou que Satie rencontre Valadon pour qui il éprouve illico une passion dévorante. La liaison durera cinq mois, ce qui n'est pas mal à Montmartre. Il n'est pas sûr que Suzanne ait éprouvé la même attirance pour le musicien mais ce qui est sûr c'est que ce dernier eut l'imprudence de lui présenter un de ses bons amis, Paul Moussis, qui séduira la jeune femme et l'épousera.
Un autre musicien aime se mettre au piano, c'est Achille de Bussy, le futur Claude Debussy! Il vient sans doute mettre en pratique les leçons qu'il a reçues d'Antoinette Mauté, sa prof qui le reçoit non loin de là, rue Nicolet où sa fille Mathilde élève son fils George, fruit de son mariage avec Paul Verlaine qui s'est enfui loin du logis familial avec Rimbaud.
Un des habitués les plus fidèles n'est pas musicien mais écrivain. Courteline a sa table située à un endroit stratégique d'où il peut observer et entendre. Il note dans ses carnets les réparties les plus savoureuses susceptibles d'être réutilisées dans ses pièces. Il est au fond l'inventeur des "brèves de comptoir".
Il ne fait défection qu'en 1903 lorsqu'il quitte Montmartre, le cœur brisé, pour s'installer dans un quartier en pleine expansion du côté de Picpus. Il a 45 ans et il vit cet exil comme un adieu à sa jeunesse excentrique et bohême. Il cesse d'écrire neuf ans plus tard, loin de son "cabinet de travail" de l'auberge du clou.
Pour le plaisir, quelques phrases qu'il a peut-être écrites à l'auberge du clou :
"On change plus facilement de religion que de café".
"L'alcool tue lentement. On s'en fout. On n'est pas pressés."
"Les pianos devraient être frappés de deux impôts. Le premier au profit de l'Etat, le second au profit des voisins." (j'imagine qu'il ne parlait ni pour Debussy ni pour Satie!)
"Je ne vais pas à la messe car c'est à l'heure de l'apéritif."
Parmi les derniers clients célèbres on peut citer Raimu qui peut-être venait jouer aux cartes à se fendre le cœur, Maurice Chevalier et Mistinguett...
Et de nos jours, il y a quelques mois, à l'abri du silence covidien, en l'an de grâce 2021, l'auberge du clou a rendu son âme qui faisait partie de la grande âme de Montmartre. Rien ne rappelle son existence 30 avenue Trudaine, pas une plaque, pas une décoration....
Un habitant révolté rapporte ce qui lui a dit un ami américain : "C'est comme si on transformait le Lapin agile en Mc Do".