Ellen Andrée fut une actrice d'un certain renom, interprète de Courteline, de Guitry, et choisie par André Antoine pour jouer dans Poil de Carotte de Jules Renard ou La Terre de Zola.
Pourtant, si son nom reste connu aujourd'hui c'est parce qu'elle a servi de modèle à quelques uns des plus grands peintres de son temps.
Ellen Andrée (1857-1925) commence tôt sa carrière d'actrice. Elle a 17 ans quand elle débute au théâtre du Palais Royal.
Elle jouera par la suite aux Variétés, à la Renaissance, aux Folies Bergères...ng>
Elle est vite remarquée par les artistes qui sont attirés par sa "présence", sa sensualité et sa bonne humeur.
Parmi les premiers à lui demander de poser, Manet n'est pas le moindre !
Manet. La parisienne (Ellen Andrée) 1874
Dans la Parisienne (1874) elle est une femme élégante et digne, vêtue de noir. Etonnant tableau qui prend le contrepied de ce que son titre peut suggérer. La Parisienne n'est pas la coquette, piquante et accueillante qui fait fantasmer l'Europe mais une femme endeuillée, figure austère et hiératique, un portrait qui évoque Goya (la Marquise de la Solana).g>
Elle semble sortir du poème "A une passante" de Baudelaire:
(...) Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet.
(...)
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais.
Manet. La Prune. (Ellen Andrée) 1878
Peint quatre ans plus tard, le tableau "La Prune" donne une autre image de la femme. Ellen Andrée en bonne comédienne, peut jouer tous les rôles!
Elle est attablée dans un café, le verre avec le fruit et l'eau de vie devant elle. Le décor est celui de la Nouvelle Athènes que fréquentait Manet, place Pigalle. Les lignes du cadre à l'arrière-plan mettent en valeur le visage de la femme, une femme du peuple, soeur de celles que décrit Zola. Fatiguée, dans une attitude de laisser-aller, elle s'abandonne un moment, la cigarette éteinte, au plaisir d'un moment de solitude et de rêverie.
Manet. Chez le père Lathuille (1879)
Dans le célèbre tableau peint chez Lathuille en 1879, on la retrouve avec à ses côtés Louis Gauthier-Lathuille, le fils du cabaretier.
Elle est de nouveau vêtue en bourgeoise, un peu raide, à la fois intéressée et sur la réserve devant un jeune homme sensuel et dragueur. A l'arrière plan, un garçon de café observe la scène. Il est l'image même du peintre ou de l'écrivain naturaliste (Zola, Manet) qui observent la société!
Quittons Manet et revenons en arrière, en 1874, quand Gervex (un authentique Montmartrois, né en 1852 dans le village que Paris n'avait pas encore annexé) peint Rolla en s'inspirant du poème de Musset. C'est Ellen Andrée qui pose pour lui mais exige que son visage ne soit pas reconnaissable!
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"Henri Gervex répandit mon anatomie sur le lit de son "Rolla". Je ne tenais pas à être reconnue en cette Manon d'une tenue si abandonnée. Je recommandai à Gervex : surtout ne lui donnez pas ma figure!
Bref, pour le visage, c'est une brune qui posa...." ng>Ellen Andrée.
Elle n'a que 21 ans quand elle pose pour ce tableau et elle ne tient pas à compromettre sa jeune carrière.
De plus, elle subit encore l'influence du milieu familial et d'un père officier qui ne badine pas avec la morale!
Le tableau fait scandale et il est exclu du salon, ce qui assure sa célébrité! Les curieux émoustillés défilent en rangs serrés dans l'atelier de Gervex pour l'y voir!
Le poème de Musset nous présente un jeune débauché qui, écoeuré par sa vie sans idéal, décide de se suicider alors que Marie, la prostituée avec qui il a une liaison est étendue, abandonnée sur le lit.
J.K. Huysmans remarque surtout la figure masculine dans le tableau de Gervex. Il écrit :
"Le jeune homme regarde, regrettant et dégoûté, la fille inerte, avachie dans un long somme. Cette figure ravagée et sombre, détachée dans un flux de lumière blanche est vraiment belle. Dans ce dépoitraillé de costume, dans cette chemise au plastron et aux manches froissées, cet homme a grande allure et je vois dans cette fille éboulée, après des intimités haletantes, sur un lit, un coin de parisianisme et de modernité qui évoque en moi des souvenirs du grand et divin poète Charles Baudelaire."
Gervex. Avant l'opération. 1887.
Ellen Andrée pose pour un autre tableau de Gervex quelques années plus tard. Le tableau "Avant l'opération" s'intitulait en réalité "Le docteur Péan enseignant à ses élèves à l'hôpital Saint-Louis, sa découverte du pincement des vaisseaux"!g>
C'est un hommage à Rembrandt et à sa Leçon d'anatomie.
La fin du déjeuner; Renoir.
Renoir ne manque pas de la remarquer chez ses amis et il la fait poser pour plusieurs de ses toiles comme "la fin du déjeuner"....ong>
Le déjeuner des canotiers. Renoir.(1881)
Dans le célèbre déjeuner des canotiers, elle est présente parmi les 4 personnages du groupe principal, autour de la table. A droite, assis à califourchon sur sa chaise, le peintre Caillebotte semble plus intéressé par la femme en face de lui que par sa voisine (Ellen Andrée) vers laquelle se penche le journaliste italien, Maggiolo.
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Renoir privilégie sa sensualité et sa grâce. Ell sera satisfaite du résultat et considérera que c'est lui qui aura été le plus fidèle à sa nature de femme libre et vivante.
Elle ne pense pas la même chose de Degas qui la fait poser pour son tableau "l'Absinthe".
Elle est assise à côté de Marcellin Desboutin dans le café de la Nouvelle Athènes, place Pigalle, où Manet avait déjà peint "la Prune".>
Degas donne à voir l'isolement des buveurs enfermés dans leur monde. Zola apprécie l'oeuvre et il dira à Degas, à propos de "l'Assommoir" : "J'ai tout bonnement décrit quelques uns de vos tableaux."
Ellen Andrée s'inquiète d'être assimilée à la femme alcoolique que le peintre a représentée. Elle insiste pour qu'il précise qu'elle était une femme tout à fait sobre et qu'il lui avait fait jouer un rôle de composition!
A force de fréquenter les peintres, Ellen Andrée finit par en épouser un!
En 1887, elle devient la femme de Henri Drumont, un vrai Montmartrois puisqu'il est né en 1859 dans la commune libre (comme Gervex), un an avant qu'elle ne soit rattachée à la capitale!
Près de la barque; Henri Drumont.
Laissons les derniers mots à Ellen Andrée qui évoque son existence d'artiste et de modèle :
"J'ai toujours été fourrée dans les peintres : Degas, Renoir, Manet... Ils m'ont tous fait mon portrait plus ou moins, souvent plutôt deux fois qu'une, mais j'ai perdu tout cela en des ventes, je partais pour l'Amérique, j'étais amoureuse..."
(Ellen Andrée par Jean d'Arc. Le Courrier Français 1891
Un coin d'atelier (1887) Edouard Joseph Dantan (Ellen Andrée)
Ellen Andrée. Degas (1876)
Femme dans la rue. Degas. 1879. (Ellen Andrée)M
Au café. Manet (1878) (Ellen Andrée)