Enseigne : le Lapin à Gill au cabaret du Lapin Agile, rue des Saules.
Le Lapin Agile. A gauche, le mur du cimetière Saint-Vincent.
André Gill pouvait-il imaginer en peignant la fameuse toile du Lapin, qu'elle serait reproduite sur un panneau de bois par Osterling pour le cabaret de la rue des Saules et que cette oeuvre serait photographiée par des millions de touristes?
Lorsque l'enseigne fut installée sur la façade de la petite maison en 1881, André Gill sortait de Charenton où il avait été interné. Il connaissait alors une courte rémission avant d'être interné de nouveau pour ne plus sortir et mourir en 1885.
André Gill.
Il fut cependant bien plus que l'auteur de ce lapin qui sort de sa casserole en brandissant une bonne bouteille!
Il fut le caricaturiste dont les lecteurs guettaient les dessins, à l'affût de l'hebdomadaire La Lune qui était à la fois le Charlie Hebdo et Le Canard Enchaîné de l'époque.
La Lune. Caricature de Thérésa.
André Gill est le fils d'un aristocrate peu recommandable, le Comte de Guines qui ne reconnaît pas ce garçon né le 17 octobre 1840 d'une aventure avec une femme du peuple, une couturière qui en meurt de chagrin. De son vrai nom André Gosset, il choisira de signer ses dessins sous le nom de Gill.
Il se montre très précoce dans l'art du portrait et après les Beaux-Arts, il est remarqué par Nadar qui détecte en lui un caricaturiste de génie.
André Gill publie ses premiers dessins alors qu'il a à peine 19 ans, dans Le Journal Amusant.
Il mène alors la vie de Bohême dont parle Murger (dont il illustrera La Vie de Bohême) et ne parvient à survivre qu'en jouant les croque-morts, c'est à dire en "croquant" les morts dont les familles veulent garder un souvenir vivant!
Grâce à l'épidémie de choléra de 1865, il peut mettre un peu de beurre dans ses épinards!
André Gill. Victor Noir sur son lit de mort.
Sa caricature de Thérésa (Emma Valadon de son vrai nom) spécialiste des refrains drôlatiques et des effets de voix tyroliennistes, connaît un franc succès.
André Gill. Caricatures de Thérésa.
André Gill. Ferdinand de Lesseps
Ses "grosses têtes" assurent le succès de l'hebdomadaire dont les accros guettent chaque parution! Jusqu'au jour où la censure que Gill dessine sous les traits de Madame Anasthasie, s'intéresse à lui...
André Gill: Madame Anasthasie. La censure.
D'autant plus qu'il s'attaque à Napoléon III que chacun reconnaît dans Le portrait authentique de Rocambole...
André Gill. Portrait authentique de Rocambole.
La Lune est interdite le 17 janvier 1866 mais renaît le 26 janvier, après une courte interruption, sous le nom provocateur de L'Eclipse!
André Gill. L'Eclipse. Courbet.
Quand éclatent les évènements de la Commune qui ont tant marqué Montmartre, André Gill, bien qu'ami des Communards et proche de Vallès et de Rochefort, se tient courageusement à l'écart! Il ne s'expose pas, ne participe à rien... ce que lui reprocheront ses amis après le désastre...
Après la Commune, l'Eclipse qui s'était éclipsée, paraît de nouveau malgré de nombreux numéros censurés.
En 1876, Gill crée La Lune Rousse.
André Gill. La Lune Rousse. Clémenceau.
La Lune Rousse est à son tour la cible des censeurs et en 1879, andré Gill la laisse disparaître non sans avoir auparavant créé La Petite Lune!
La Petite Lune. Victor Hugo au Sénat.
Il représente ici Victor Hugo qui malgré son âge, lutte sans faiblir pour la justice et la liberté et réclame au Sénat l'amnistie pour les Communards exilés.
André Gill. Emile Zola (qui salue Balzac et est salué par lui!)
De censure en censure, André Gill voit ses maigres revenus devenir étiques et il se transforme pour survivre en illustrateur des romans de certains de ses amis comme Zola ou Murger.
Emile Cohl. Elève et ami de Gill. Il est considéré comme le créateur du dessin animé français.
Il se lie alors avec Emile Cohl, jeune artiste qui lui voue une grande admiration et restera jusqu'aux derniers jours un ami fidèle et attentif.
André Gill. La Naissance. Petit Palais.
Le 21 mai 1880, il devient père d'un petit garçon qui ne survivra que quelques mois. Est-ce à la suite de ce traumatisme qu'il perd peu à peu la raison? Ou est-ce d'avoir été trop exposé aux rayons maléfiques de la lune?
Il est interné à Charenton où il meurt en 1885.
Une décision de justice ordonne la vente de tous ses biens pour payer les frais d'internement. Son atelier est vendu aux enchères, ses oeuvres sont dispersées. Emile Cohl organise une exposition à la Galerie Vivienne pour récolter quelques fonds, sans grand succès.
Tombe d'André Gill au Père Lachaise.
André Gill est enterré loin de Montmartre, au Père Lachaise.
Rue André Gill (entre le 76 et 78 de la rue des Martyrs)
Buste de Gill (par M. Rouillière)
Une rue de Montmartre, à deux pas de Chez Michou, porte son nom. Une rue aux immeubles bourgeois qui se termine en cul de sac avec quatre arbres et le buste peu inspiré de l'artiste bohême...
Mais c'est son lapin qui lui confère sa part d'éternité montmartroise!
C'est lui qui vous invite à boire un petit coup et à vous intéresser peut-être aux caricatures brillantes et drôles de son créateur!
N'hésitez pas! Ne sommes-nous pas entrés avec les Chinois dans l'année du lapin?
Et n'oubliez pas d'aller rendre visite au musée de Montmartre où vous rencontrerez le lapin à Gill en chair et en os....enfin, je veux dire le lapin original et non la copie installée sur le cabaret de la rue des Saules!
Liens
Liste et liens: Peintres et personnages de Montmartre. Classement alphabetique.
Montmartre. Marcel Legay. Ecoute ô mon coeur.
Montmartre. Rue du Mont Cenis. Maison de Mimi Pinson.
Montmartre. Le cabaret du Néant.
Montmartre. Rue du Mont Cenis. Maison de Berlioz.
Le cirque Médrano. Boulevard de Rochechouart.
Cimetière Montmartre. Henry Murger.
Montmartre. Musée de l'Erotisme. Jean-Marc Laroche.
etc..
Voici un texte fort qui concerne Gill et que m'envoie un ami lecteur. Il complétera et approfondira l'article sur cet artiste. Il donnera une vision terrible de la folie qui enferma vivant cet homme charmant.
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CHOSES VUES
André Gill. Une petite rue de Montmartre garde son nom. J'y suis passé hier, par hasard. Un rayon de soleil frappait la plaque bleue où ce nom brillant, resté jeune, semblait sourire. Plus haut, sur le clair du ciel, se profilait le moulin de la Galette où nous déjeunâmes, cinq, six, voilà tantôt quinze ans — je me rappelle — et d'où nous partîmes tout d'une traite pour Sceaux, conduits par un cocher romantique. C'était le printemps. Dans la voiture chargée à couler et si joyeuse : André Gill, Daubray, Gil-Naza, Sapeck... Tous disparus ! Gill sombra le premier. Quelques mois après cette promenade, j'allais le voir à l'hospice de Charenton où la folie venait de le murer. Oh ! cette visite !
C'était par une après-midi brumeuse et froide de novembre. J'étais venu à pied, à travers le bois de Vincennes. Après que j'eus gravi de nombreux escaliers, traversé d'interminables et sombres corridors, le gardien me dit, à l'entrée d'une petite cour :
Restez-là ; je vais vous l'amener.
Je m'effaçai derrière un pilier et j'attendis.
Le gardien ignorait mon nom. Gill n'était pas prévenu. C'était « quelqu'un » qui venait le voir.
Au bout d'un instant, je le vis apparaître au fond de la cour, précédé du gardien, se dirigeant de mon côte. Il .marchait la tête baissée, les deux mains dans les poches de son pantalon, la chemise ouverte, sans gilet et la cravate dénouée, vêtu d'un simple veston.
Il était nu-tète et, malgré sa mise défaite, abandonnée, il ne me parut pas trop changé, si ce n'est que son visage était plus pale et que ses cheveux, toujours abondants, avaient sensiblement grisonné.
Je le regardais venir, très ému .
Tiens ! c'est vous, me dit-il, souriant et me tendant la main.
Je lui pris le bras, et, comme il bruinait légèrement, je l’entraînai dans le corridor.
C'est une plaisanterie, me dit-il : vous voyez bien que je ne suis pas fou.
Et de fait, pendant près d'une demi-heure, il me parla fort tranquillement et fort raisonnablement, me racontant son équipée en Belgique, « une toquade », s'informant de ses amis, de ce qu'ils disaient, de ce que disaient les journaux.
Tout à coup, il se redressa, puis me lâchant le bras :
Ah ! ça, me dit-il, comment êtes-vous venu ici ?
Mais à pied, à travers le bois.
Ah ! oui, vous allez à pied, vous; mais moi, j'ai un coupé, je vais vous reconduire. Vous avez vu, mon coupé ? Il est en bas, un coupé « jaune comme un citron » et un cheval « noir comme l'Érèbe !
Il me regardait, la prunelle agrandie, le cou gonflé, la moustache retroussée. Puis, s'exaltant et haussant la voix :
Et mon château ! mon château de Saint-Germain ! Vous y êtes allé, je pense ? Hein ? Est-ce assez Louis XIII ? Soixante- quinze mille livres de rentes et des filles « fraîches comme de l'herbe » ! Venez, je vais vous faire atteler !
Et comme nous étions arrivés, tout en marchant, au fond du corridor, il détacha un violent coup de pied dans la porte.
Mais je suis enfermé ! S'écria-t-il ; oh ! ils m'ont enfermé !
À ce moment, des fous hurlèrent à l'étage au-dessus de nous .
Attendez, vous, là-haut, que je sois rentré dans ma cellule, nous allons bien voir celui qui criera le plus fort !
Et il cria !
Cette crise l'avait abattu. Le gardien, qui ne nous perdait pas de vue, me fit signe qu'il était temps de me retirer.
J'embrassai Gill : « Allons ! adieu ! »
Il suivit le gardien, sans rien dire, déjà soumis.
D'autres fous allaient et venaient dans la cour.
Gill resta au milieu d'eux.
Je demeurai quelque temps à le regarder par la baie d'une fenêtre grillée.
Il avait l'allure de ses malheureux compagnons, marchant droit devant lui, et vite, la tête baissée, les deux mains dans les poches de son pantalon. La nuit tombait. Gill marchait toujours. Sa silhouette puissante se dessinait plus haute, en passant dans le jour des arcades ouvertes sur la vallée de la Marne.
CHARLES FRÉMINE.