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La sculpture d'Oleg Abaziev.
La tombe de Nijinski dans la 22ème division du cimetière...
Comment peut-on enterrer Nijinski?
Comment peut-on enterrer une étoile ?
Nijinski est une comète, un animal sauvage, un dieu, un fou...
Comme les comètes, comme les animaux, comme les dieux, comme les fous, il nous échappe, il bondit...
La statue offerte par Serge Lifar qui succéda à Nijinski aux Ballets Russes en 1923, est posée sur la pierre tombale. Est-elle assez pesante pour emprisonner le faune?
Elle représente le danseur dans un des rôles où il a triomphé : Petrouchka.
Quel rôle !
Petrouchka est une des trois marionnettes que présente dans les foires le Charlatan. Il est amoureux de la poupée de porcelaine qu'aime également son rival, le Maure, qui, violent et jaloux, le tue.
Petrouchka revient, comme un fantôme danser au-dessus des toits.
Mais est-ce que l'on peut tuer un pantin? Etait-il une marionnette ou faisait-il semblant de l'être?
C'est en 1911 qu'est créé le ballet de Stravinsky, chorégraphié par Michel Fokine et donné au Châtelet, dans le cadre des Saisons russes.
C'est pour Nijinski l'explosion d'une extraordinaire carrière, commencée au théâtre Mariinsky d'où il avait été chassé parce que jugé trop indécent, trop érotique...
Il chorégraphiera, après ce ballet, des oeuvres qui feront scandale, enthousiasmeront les artistes, influenceront les Fauves et les créateurs de l'Art déco.
L'après-midi d'un faune restera longtemps dans les mémoires.
Nijinski casse l'académisme, fait passer dans ses mouvements une sensualité, une impatience qui stupéfient...
Qu'il est loin le gracieux trop gracieux, le souriant trop souriant, l'élégant trop élégant des ballets classiques...
Nijinski avait étudié au Louvre les peintures des vases grecs et il s'en est inspiré dans sa chorégraphie comme il s'est sans doute inspiré des attitudes cassées ou contorsionnées des aliénés qu'il rencontrait lorsqu'il rendait visite à son frère Stanislav qui était interné.
Le ballet auquel assistaient Debussy, Ravel, Cocteau et Rodin, fit scandale. On put lire dans le Figaro, journal connu pour ses positions audacieuses et avant-gardistes, hier comme aujourd'hui (!) :
..."Un faune inconvenant, avec de vils mouvements de bestialité érotique et des gestes de lourde impudeur."
Bakst avait créé les costumes et les décors qui allaient avoir une influence considérable...
Il y a dans l'histoire de la scénographie, un avant et un après "Après-midi d'un faune"...
Avec Le Sacre du Printemps, un nouveau pas, si l'on peut dire, est franchi.
C'est comme si la danse retrouvait ses racines les plus primitives et les plus sacrées, rituel d'adoration de sacrifice et d'union...
le scandale fut plus énorme encore que pour le faune . "Ce fut comme si la salle avait été soulevée par un tremblement de terre".
Nijinski chorégraphie également "Jeux" et "Shéhérazade".
1913 est une année charnière, année de gloire, année d'indépendance aussi, puisqu'il épouse Romala de Pulsky, sachant que son amant Diaghilev ne le supporterait pas. Une première fille vient au monde, Kyra qui deviendra danseuse. Une deuxième, Tamara, naîtra à Vienne en 1920.
Le contrat qui liait le danseur aux Ballets Russes est rompu. Le déclin de Nijinski a commencé... Comme si, privé de son démiurge, il avait perdu une part de son génie..
A partir de 1918, il sombre dans une folie mystique et mégalomane. Il perd peu à peu ses moyens et cesse de danser après une ultime représentation donnée à Saint-Moritz en 1919.
Il a 30 ans quand il commence son voyage en enfer. De clinique en asile, il subit des traitements plus ou moins violents, censés le guérir de sa schizophrénie. Il a le temps, sentant monter en lui l'angoissante dépossession, d'écrire en six semaines ses cahiers...
"On m'a dit que j'étais fou. Je croyais que j'étais vivant. Ma folie c'est l'amour de l'humanité".
"Je suis Nijinski, celui qui meurt s'il n'est pas aimé".
Il meurt le 8 avril 1850. C'est le Samedi Saint, le jour où les églises sont fermées. Le jour qui est replié sur lui même, prêt à bondir le dimanche matin, jour de la Résurrection, comme un danseur, de l'ombre des coulisses à la lumière de la scène...
Aux pieds de Petrouchka, dans la clarté d'un matin d'hiver, une jeune danseuse a déposé, avec une rose blanche, ses chaussons de satin...
Proust : "Je n'ai jamais rien vu de si beau".
Cocteau : "Comme la beauté, Nijinski est un drame. Un drame et une énigme".