Avant de quitter Montmartre pour l'exil estival, je tiens à faire une déclaration d'amour à ma rue, artère modeste au pied de la butte mais plus authentique que bien des rues touristiques
encombrées de boutiques surchargées de souvenirs de Paris en toc, made in China. Son charme tient en partie à sa situation et à sa modestie. C'est une petite rue de moins de trente numéros,
avec pour fermer la perspective, d'un côté la façade au porche monumental des anciennes galeries Dufayel et de l'autre les rochers et les jardins de la butte.
L'exubérante façade a été comme il se doit massacrée pour abriter une banque, la B.N.P. en l'occurence. Plus rien d'inutile ou de fantaisiste donc.... La toiture avec sa coupole surmontée d'un
phare électrique a disparu comme les vitraux, l'horloge monumentale, les statues de Falguière... Ce massacre s'est accompagné d'un vandalisme plus radical encore de l'architecture
intérieure. Disparus le théâtre, les salons, la serre tropicale.... Par miracle subsiste à l'extérieur la sculpture de Dalou.
Cet Apollon
représente en réalité le Progrès entraînant dans sa course le Commerce et l'Industrie. Lointaine époqe où l'on pouvait croire qu'il en serait ainsi et que les ressources de la planète étaient
inépuisables ! Dalou était très engagé dans la défense de la République et de la laïcité. Il a participé activement à la Commune. Ses convictions l'ont écarté de bien des commandes
auxquelles il aurait pu prétendre sous le Second Empire. Cet élève de Carpeaux et ami de Rodin nous laisse malgré tout quelques oeuvres remarquables comme le Triomphe de la République, place de
la Nation ou le gisant de Victor Noir au Père Lachaise, gisant dont le sexe saillant a été caressé par des milliers et des milliers de mains qui pensaient (et pensent encore aujourd'hui)
retrouver par ce geste magique une virilité à toute épreuve !
Ces atlantes eux aussi ont été épargnés et portent vaillamment la corniche du temple de l'argent. Au fait, j'ai oublié de dire un mot
du nom de la rue. C'est un beau nom italien francisé à la mode du XIXème siècle. Il s'agit d'un peintre de la fin de la Renaissance italienne dont le vrai nom demande avant d'être prononcé un
grand entraînement et une grande capacité pulmonaire : Andréa d'Agnolo di Francesco di Luca di Paolo del Migliore ! Son père étant tailleur, on a jugé préférable de l'appeler Sarto, ce qui vous
le devinez signifie tailleur en italien ! Pourquoi cet artiste italien à Montmartre ? Peut-être parce qu'il fut comme Léonard apprécié de François Ier qui l'invita en France et tenta de le
garder auprès de lui. Ce séjour nous vaut quelques oeuvres réalisées pour le roi et qui coulent des jours heureux au Louvre, devant des hordes d'admirateurs. Le peintre reçut du roi une
somme assez considérable pour aller à Florence acheter des toiles pour la collection royale. Andréa ne revint jamais et se fit édifier une villa somptueuse avec l'argent de France ! Mais ce qui a
dû pousser les lotisseurs à choisir son nom un peu frauduleux (remarquez avec des promoteurs, c'est très adapté), c'est sans doute le succès de la pièce de Musset qui romança ses aventures et mit
l'accent sur la trahison de sa femme Lucrèce qui apprécia beaucoup les bras (et le reste) de son meilleur ami. Donc un nom d'artiste, de filou, d'amoureux.... Un nom montmartrois en somme ! Mais
qu'on trouve le plus souvent orthographié à la mode du Mans : Del Sarthe, ou à la mode existentielle : Del Sartre !
De l'autre côté de la rue, fermant la perspective, les rochers du square Louise Michel. Une plaque rappelle que dans le gypse des carrières furent retrouvés des fossiles de mammifères
marsupiaux qui permirent à Cuvier d'élaborer ses théories sur l'évolution. Un peu plus tard furent exhumées des empreintes de sauriens. Ainsi la rue André Del Sarte connut-elle il y a
quelques années et des poussières un climat tropical avec faune et flore du même tonneau ! Peut-être est-ce parce que nous en éprouvons la nostalgie que Nini et moi nous envolons dès que nous le
pouvons vers les tropiques asiatiques !
La rue laisse la place à Charles Nodier et à Ronsard en venant buter contre les rochers. Les escaliers de
la butte qui paraît-il sont durs aux miséreux commencent ici avec la rue Paul Albert. Jadis ils s'appelaient escaliers Sainte Marie mais beaucoup de noms religieux ont dû laisser place à des noms
laïcs ou même carrément anti religieux comme celui du Chevalier de la Barre dont la rue contourne le Sacré Coeur et dont la statue regarde avec arrogance et superbe la basilique.
Et maintenant je vous propose un coup d'oeil sur quelques commerces de la rue qui vous permettront de faire en quelques centaines de mètres un rapide tour du monde. Au début de la rue, le
Monde en couleurs, rideaux baissés en cette heure matinale (j'ai pris les photos ce matin à 8h. Elles sont encore toutes fraîches !) Cette boutique est une île aux trésors où
l'Amérique du sud expose ses bijoux, ses panchos, ses mangeurs de chagrin... Je vous recommande ces derniers car ils ont un rôle bénéfique en ces temps difficiles. Ce sont de minuscules poupées
de laines multicolores du Guatemala. Il suffit de leur confier nos peines, nos soucis et de les coucher avant de nous endormir sous notre oreiller. Croyez-moi si vous le voulez mais le
matin, très souvent vous vous réveillez tout légers, vos tracas envolés ou plutôt avalés et digérés par les petits sorciers guatémaltèques.
A côté, le Diamahilar, boutique africaine aux multiples trésors : bijoux en pâte de verre, tissus brodés, peintures sur verre et en cadeau le grand sourire chaleureux de l'accueil. De
l'autre côté de la rue, des bars et de petits restaurants ainsi que des boutiques de créateurs: No problemo, bar à tapas, Vina Saïgon petit restaurant simplet, Ana Fjord jeune styliste
de talent, Ysasu boutique très branchée.....et beaucoup d'autres que vous aurez le plaisir de rencontrer....
Un coup d'oeil sur le 14. C'est là que j'ai posé mes valises il y a plus de dix ans...et où je vis
avec Nini et les chats. L'immeuble est intéressant car en pleine période 1900, il choisit délibérément d'ignorer la mode florale et souple de Guimard et consorts pour s'orienter vers un style
orientaliste aux nombreux symboles francs-maçonniques. A vous de les découvrir après l'évidence des trois pyramides qui surplombent la porte d'entrée.
Et derrière la façade...la belle surprise de jardins enchantés où se promène Lascaux, un chat noir et
blanc et où naissent entre les mains d'Hélène d'étranges sculptures tourmentées ou magiques. Avez-vous remarqué que Paris cachait des milliers de jardins derrière ses murailles d'immeubles
?
Au 17 bis, une porte cadenassée donne accès à l'un des derniers puits de Montmartre, "le puits des insurgés". Pendant la Commune, la Butte, comme chacun sait, fut un des hauts lieux
de la résistance populaire. De nombreux révoltés trouvaient dans les carrières des cachettes propices. Ce puits leur permettait de puiser l'eau claire qui serait bientôt rougie de leur
sang.
Sacré quartier que celui-là... A deux pas de la rue Del Sarte, rue de Clignancourt (au 41) vivait Théo Ferré, blanquiste, communard et ami de Louise Michel, exécuté à Satory.
Un peu plus loin, Eugène Pottier se réfugia, rue Myrrha (au 80) dans une chambre sous les combles. C'est là qu'il composa, en juin 1871, les paroles de
l'Internationale.
La boulangerie à l'angle de la rue Feutrier. Elle n'a pas beaucoup changé depuis un siècle, mais ce
qui a changé c'est le nombre incroyable de débits de vins pour une si rue si courte ! Il y en avait cinq sur 150mètres ! Pourtant à en croire les piquets de fonte qui jouent les
tours de Pise sur les trottoirs, les chauffeurs-chauffards parisiens semblent toujours adeptes de la dive bouteille.
Il y aurait beaucoup à dire encore de ce bout de rue.... Il faudrait recommander le Mazurka,un des
meilleurs restaurant polonais de Paris avec son patron pousseur de mélodies slaves, regretter l'invasion des motos devant la clinique des deux roues pollueuses et pétaradantes, respirer la
cuisine du restaurant haïtien... mais je dois quitter ma rue pour des rivages atlantiques et je demande au crocodile de Cuvier de veiller sur elle pendant l'été comme il veille toute
l'année sur les enfants multicolores qui passent en riant sous sa bonne gueule.
Bonnes vacances à tous !
Liens :
La rue au 19ème siècle :
La rue Andre Del Sarte (rue Saint-André) au 19ème siècle.