Aujourd'hui je reviens rue Paul Albert, tout en haut, au 19, petit immeuble de céramique jaune où j'ai vécu, avec pour voisins, au 21, le Centre Israélite et au 17, Monique Morelli et Leonardi. Ceux qui ont entendu Morelli ne peuvent oublier cette voix profonde et intense, une voix à rameuter tous les piafs de Paris, à dresser des barricades, à faire jaillir la mer sous les pavés... A faire honte à la mort, comme dans ce poème de Villon:
J'habitais au premier étage de cet immeuble, tout contre la maison de Morelli. Quand j'emménageais, j'ignorais que j'allais avoir à côté de moi cette artiste que j'admirais et dont je passais sans me lasser les albums. Un soir, les fenêtres de ma chambre étaient ouvertes...J'entendis monter cette voix que je connaissais, accompagnée de l'accordéon.. J'ai cru d'abord qu'un voisin partageait avec moi le même amour de Morelli... Mais la voix s'arrêta puis reprit, monta puis s'arrêta de nouveau... C'était bien elle, Morelli qui répétait avec son fidèle Léonardi ! Je me suis assis sur le lit et j'ai écouté pendant deux heures, sans perdre une miette de ce récital inespéré.
Je n'ai vécu qu'un an rue Paul Albert et je n'ai jamais osé lui parler. J'aurais rencontré Sylvie Vartan ou Sheila, j'aurais trouvé le hasard amusant et je n'aurais eu aucun mal à leur dire quelques mots. Mais Morelli !!! C'était comme si je tombais nez à nez avec Villon, Ronsard, Aragon, Carco, Mac Orlan, Rictus, Couté, Corbière....groupés autour leur interprète drapée de rouge.
J'ai bourlingué ensuite par le monde et ses mirages. Je transportais avec moi des enregistrements de ma voisine et je ne manquais pas de les utiliser lorsque j'étudiais avec mes élèves libanais les poètes français. Un silence profond suivait chaque audition et cette voix sensuelle et tragique semblait être chez elle dans ce pays de rochers et d'eaux vives.
Bien des années plus tard, je suis revenu vivre à Montmartre. Un peu plus bas, rue Müller. De mes fenêtres pourtant, je pouvais voir la rue Paul Albert et la maison de Morelli. Un soir, je remontais la rue et j'ai rencontré Léonardi. J'ai osé lui parler, lui dire à quel point j'admirais sa compagne et comment je l'avais emmenée avec moi au Liban. Il me dit alors qu'elle était très mal et il m'invita à entrer pour la voir, lui parler, lui dire comment des jeunes, si loin d'ici, aimaient l'entendre et entendre grâce à elle des poèmes vivants et vibrants. J'ai dit que j'avais un rendez-vous mais que je viendrais dès que possible.
Deux jours après, elle était morte.
Morelli de Montmartre, Léonardi est mort aujourd'hui, ton fils Patrick est mort... Ta maison a été vendue... Tes tableaux, tes souvenirs ont été dispersés dans des ventes aux enchères...
Mais ta voix, ta voix Morelli, elle est là, dans nos rues de la Butte, avec Carco ou Mac Orlan, elle est là dans nos coeurs, vivante comme une flamme dans notre nuit.