Aujourd'hui encore, il fait un froid vif et clair sur Montmartre, un froid à enfiler
une bonne canadienne et à se lancer à l'assaut de la rue Paul Albert, rue bien raide et qui file vers le campanile et sa grosse Savoyarde. Les faux rochers qui limitent le square Louise Michel
cachent l'endroit où fut découvert par un carrier de Montmartre un bloc de gypse où des empreintes fossiles bien conservées permirent à Cuvier de rapprocher l'animal mystérieux de mammifères
marsupiaux vivant il y a fort longtemps en Amérique du Sud ! Ainsi notre butte connut-elle un climat tropical, hypothèse confirmée par la découverte peu de temps après de crocodiles fossiles!
C'est agréable d'y penser à soufflant dans nos doigts endoloris et en se frottant des oreilles en voie d'ankylose.
La rue Paul Albert, alors Escaliers Sainte-Marie, par Utrillo.
Et puis la rue commence son ascension par une volée de marches qui au début du siècle portaient le nom d"escalier Notre Dame". Si les escaliers de la butte sont durs aux miséreux, ils le sont encore plus aux éboueurs, ces hommes verts de nos villes, souvent venus d'Afrique. "Ces grands Seigneurs en exil qui balayent nos trottoirs" comme écrit Prévert (je crois).
Au début de la rue, un immeuble de pierres et de briques et qui m'a toujours semblé mystérieux. Il abrite en effet de très belles et très petites personnes et notamment une femme toujours élégante et souriante dont la taille ne doit pas dépasser le mètre 10 et qui, je ne sais pourquoi me semble être la maîtresse des lieux et régner sur un monde poétique et menacé.
Et puis on arrive sur une petite place avec des restaurants variés. La passerelle, L'été en pente douce (qui a pris la place d'une ancienne boulangerie aux plafonds de verre peint et qui en a gardé le décor), le Botak café qui a remplacé Les Canons de Montmartre (Pourquoi ont-ils caché les fresques représentant cet épisode héroïque de l'histoire de la butte? J'espère qu'ils ne les ont pas détruites) et enfin Le Soleil de la Butte... Bref, vous aurez l'embarras du choix si une petite faim vous tenaille au cours de votre périple ascendant.
Voilà Le Soleil de la Butte entre les deux rues qui viennent rejoindre cette placette : la rue Müller et la rue Feutrier. Ce côté ci de la butte est moins coté, moins touristique et sans doute plus authentique. Le quartier file vers la rue de Clignancourt, Chateau Rouge, Barbès et la Goutte d'Or. Il change certes mais reste mêlé et vivant.
De l'autre côté de la placette, les escaliers de la rue Utrillo. Elle continue la rue Müller dont elle gardait le nom au début du siècle. Depuis le bas de la rue Paul Albert, vous aurez 320 marches à gravir si vous voulez atteindre le Sacré Coeur. J'ai habité quelque temps à quelques pas de là. Je voyais de ma fenêtre l'envolée des escaliers et au loin les coupoles blanches. J'appelais cette rue l'Echelle de Jacob et certains soirs il était difficile de savoir si c'étaient des enfants ou des anges qui survolaient les marches.
Continuez votre route et passez devant un restaurant très sympathique, un des rares restaurants afghans de Paris. Vu son nom, vous ne pouvez pas vous tromper. Si vous voulez, un jour je vous parlerai de ce pays sublime d'aridité et de lumière, des rencontres humaines, des fantômes bleus.
Au 17 de la rue, la maison où vivaient Monique Morelli et Leonardi. Dimanche, je vous raconterai
ma rencontre avec elle, avec cette femme rare au talent aussi profond et passionné que sa voix. Je ne sais pas qui habite désormais cette maison. La voix de Morelli est présente ici. Elle chante
les poètes et les complaintes. Elle est pour moi comme une sirène de brume. Vous ne la voyez plus mais c'est elle qui vous guide.
Nous arrivons maintenant en haut de la rue Paul Albert, à l'endroit où comme une rivière elle va perdre son nom en se jetant dans la rue du Chevalier de la Barre, cette rue qui file vers la rue Ramey de ce côté et vers le campanile de l'autre.
Ce petit immeuble très montmartrois avec ses stucs de silènes... Il abritait, il y a quelques année un restaurant convivial : Atmosphère. Peut-être avec un
nom comme celui là aurait-il été plus à sa place vers le canal et l'hôtel du Nord ?
Votre petit périple est terminé puisqu'apparaît le campanile contre ce ciel hivernal. Avant de s'embarquer dans une autre rue, regardez l'immeuble de gauche qui donne en
partie rue Paul Albert et en partie rue du Chevalier de la Barre. C'est le Centre Israélite qui abrite une école et un restaurant ouvert à ceux qui n'ont pas de quoi se nourrir. Une
plaque rappelle une triste époque et des enfants de Montmartre arrachés à l'amour et à la vie :
Leurs rires et leurs courses joyeuses hantent toujours le quartier. Ils ont aujourd'hui leur prénom et leur nom sur les écoles. Mais leurs étoiles brillent sur
un ciel noir.
Un chat vient se frotter à mes jambes. Il attend l'arrivée des veuves nourricières.
J'emporte chez moi sa chaleur soyeuse et ma tristesse survenue.
Lien : Monique Morelli n'a pas quitté Montmartre
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