Cette croix de pierre, plantée sur le parvis de l'église Saint-Pierre, près de la grille du cimetière du Calvaire, ne manque pas d'intriguer.
Elle semble ne pas être à sa place, à l'écart, comme penaude d'être là et n'assumant pas sa haute taille !
Peut-être n'ignore t-elle pas qu'elle n'a rien à faire en ce lieu où elle a été transportée par les amis de la Société du vieux Montmartre à la fin du XIXème siècle.
Si l'on est curieux et que l'on s'approche, on peut lire, gravée dans la pierre, cette inscription :
"Cette croix a esté faite et plantée par Philippe Cottin ancien marguillier de sa paroisse La Chapelle S.Denis le 25 may 1763.... Est décédé le 29 may 1764 M.O. Un De profundis."
Eh oui! Elle n'est pas montmartroise notre croix mais elle vient de la commune qui était voisine : La Chapelle…
Le sieur Philippe Cottin était marguillier, ce qui sous l'ancien régime désignait les membres d'un conseil paroissial chargés d'en gérer les affaires.
Le marguillier prévoyant l'heure inéluctable de son décès, fait édifier dans le cimetière paroissial, le 25 mai 1763, cette croix qui un an après son installation l'accueillera et fera de l'ombre sur sa tombe. Il meurt en effet le 29 mai 1764!
La croix s'apprête à voyager car le cimetière paroissial trop petit est désaffecté en 1804 tandis qu'un autre, plus grand, s'ouvre sur des terres agricoles. C'est le cimetière Marcadet (qui occupe à peu près l'emplacement de la rue Pierre Budin actuelle).

Nous retrouvons notre croix dans le nouveau cimetière où elle coule des jours paisibles jusqu'en 1849, année où le nouveau cimetière, à son tour jugé insuffisant, est fermé. Tant pis pour la croix qui ne reçoit plus de visites jusqu'en 1871 et les massacres de la Commune.
En effet, le cimetière ouvre de nouveau ses portes et ses fosses aux centaines de cadavres, hommes, femmes, adolescents dont on ne sait que faire. Ils auront le droit de reposer en paix (!) jusqu'en 1887 où nul ne voit l'intérêt de continuer à entretenir ce lieu de mémoire et où l'on ferme définitivement le cimetière Marcadet.
La croix est menacée de destruction quand les promoteurs s'abattent sur les terrains libérés comme des corbeaux sur un champ de maïs.
Mais les amoureux de Montmartre, membres de la Société du vieux Montmartre, veillent au grain et font transporter la croix menacée au sommet de la Butte, sur le parvis de Saint-Pierre, église qui elle aussi avait été menacée de destruction.

… Et notre croix est toujours là, modeste malgré sa haute taille. Les touristes ne la remarquent pas mais les pigeons parfois s'attardent sur sa branche.
Elle a peut-être la nostalgie de son village d'origine. C'est ce que pensent les habitants de La Chapelle qui ont pétitionné en 2002 pour qu'elle redescende et retrouve son lieu de naissance, près de l'église St Denis.

Apparemment ils n'ont pas été entendus.
La croix s'est donc habituée à sa condition d'exilée.
Philippe Cottin ne doit pas être mécontent!
Son nom est pour l'éternité (relative) gravé au cœur de Montmartre. Ce qui ajoute à sa notoriété, plus peut-être que le petit passage qui porte le nom de sa famille, un peu plus bas et qu'Utrillo a peint deux ou trois fois.
