Sommes nous encore à Montmartre sur cette avenue soignée et bourgeoise? Le IXème arrondissement a t-il droit de se dire montmartrois?
Eh bien oui!
La vie du village, sa folle créativité a débordé de ses limites et a colonisé une partie de ce quartier qui depuis le romantisme se targuait d'être le centre du monde artistique, la Nouvelle Athènes!
Il y a tant à raconter sur ce lieu qui paraît si correct et si calme aujourd'hui, comme séparé par une frontière invisible du Rochechouart, que nous commencerons par l'arpenter du côté pair avant de revenir la prochaine fois côté impair!
L'avenue commence rue de Rochechouart mais essaie de dissimuler la rue populaire avec l'écran de ses frondaisons épaisses.
C'est en 1821 qu'elle fut tracée pour rejoindre à l'ouest la rue des Martyrs.
Elle est longue de 450 mètres et large de presque 30.
Son nom lui vient d'un personnage éminent du XVIIIème siècle, Daniel Charles Trudaine, intendant des Finances chargé des Ponts et Chaussées.
On lui doit la création de l'école du même nom et la réalisation d'un atlas des routes de France, connu comme "Atlas de Trudaine".
Un espace de 37 000 m2 qui part du square d'Anvers pour aller jusqu'à la rue Lallier et qui est limité au nord par le boulevard de Rochechouart était occupé par les abattoirs de Montmartre.
Triste lieu qui fut pourtant un progrès voulu par Napoléon Ier.
Par hygiène et non par "humanité" il importait de concevoir des bâtiments modernes et propres pour égorger les bêtes consommées par les parisiens pour remplacer les nombreuses "tueries" à l'intérieur de la ville.
Ils ne furent détruits qu'en 1867 après l'achèvement des nouveaux abattoirs de la Villette.
Quatre ans plus tard d'autres tueries seront perpétrées entre Rochechouart et Trudaine, mais ce seront des hommes, des femmes et des enfants qui seront massacrés!
La rue aligne, dès ses débuts, de beaux immeubles haussmanniens jusqu'à la place d'Anvers. Ils se ressemblent à quelques détails près. Ils sont l'œuvre du même architecte: Charles de Lalande.
Charles de Lalande (1833-1887) n'est pas n'importe quel architecte! Il avait la passion des théâtres à l'italienne et on lui doit quelques uns des beaux théâtres parisiens, modèles de ce que l'on peut appeler le style 2nd Empire : théâtre de la Renaissance, théâtre des Nouveautés, théâtre du Gymnase (restauration).
On ne s'étonnera donc pas de retrouver sur les façades des ornements typiques du "baroque" haussmannien et quelques visages souriants rappelant les mascarons des théâtres.
Le 10, à pan coupé, donne sur la place d'Anvers et le square du même nom.
Le square d'Anvers, vandalisé par la construction du parking et dont les arbres ne purent être sauvés par les riveraines qui s'étaient perchées dans leurs branches, est aujourd'hui un espace découpé façon puzzle. On y pratique le basket dans une cage et on y regarde les petits parisiens escalader d'étranges machines.
Le lycée Jacques Decour a été bâti sur trois hectares et demi, entre 1867 (destruction des abattoirs) et 1876. Extérieurement il ressemble à ces lycées-casernes du 2nd Empire et son aspect est un peu tristounet alors que les décors intérieurs sont soignés.
Il s'appelait à l'origine "collège Rollin". son architecte est Napoléon Alexandre Roger, dont il est la plus célèbre réalisation et quasi la seule!
Il n'empêche que cet architecte passe son éternité non loin de son "bébé" (!), au cimetière Montmartre (19ème division)
En 1944, après la guerre, le lycée reçoit un nouveau nom, celui d'un de ses professeurs, résistant, écrivain, fusillé au Mont Valérien.
Il s'appelait Daniel Decourdemanche. Jacques Decour était son nom de résistant. Cet homme intègre et lucide était professeur d'allemand et après avoir enseigné en Allemagne, il avait publié un livre prémonitoire qui mettait en garde contre la montée du nationalisme germanique. Le livre fut mal reçu et son auteur critiqué pour son pessimisme et le manque de sérieux de son étude.
Le lycée Jacques Decour a compté parmi ses élèves et ses enseignants de nombreux résistants (et quelques collaborateurs évidemment).
Bien des élèves sont devenus célèbres, comme Courteline, Utrillo, François Truffaut, Edgar Morin ou Boris Cyrulnik....
C'est à Jacques Decour que le jeune Antoine Doinel est élève (quand il ne sèche pas!) et c'est près du lycée, sur l'avenue Trudaine que, jeune homme transformé en détective, il fait le guet!
Parmi les enseignants les plus renommés, citons encore Stéphane Mallarmé et Henri Bergson.
Le 14, à l'angle avec la rue Bochart de Saron est un des plus beaux immeuble de l'avenue. Il s'agit de l'hôtel particulier que se fit construire pour lui-même l'architecte Léon Ohnet (1813-1874).
Sa femme Claire Lydie Blanche est la fille d'Esprit Blanche, le célèbre psychiatre qui eut Nerval pour patient sur la Butte où il dirigea à partir de 1820 sa clinique, à la Folie Sandrin.
Léon Ohnet a participé avec Violet le Duc à la restauration de la cathédrale de Carcassonne. Il a également conçu plusieurs hôtels particuliers à Paris comme celui de Salomon de Rothschild rue Berryer.
Il mourut dans son hôtel de l'avenue Trudaine et après ses funérailles dans l'église Notre-Dame de Lorette, il fut enterré au cimetière Montmartre.
Son fils, l'écrivain Georges Ohnet (1848-1918) auteur de romans à succès dont le plus connu est "Le Maître de Forges", vécut quelques années dans l'hôtel familial.
Au 20, vécut et mourut une actrice et auteure qui eut un certain renom dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Il s'agit d'Amélie Villetard (1853-1888). elle était la femme de Jules de Marthold, journaliste au Gil-Blas et écrivain dont elle interpréta quelques pièces.
Voilà des noms bien oubliés aujourd'hui.
Les immeubles ensuite se suivent et se ressemblent. Certains plus ornés que d'autres surveillent les passants avec leurs mascarons plus ou moins avenants!
Nous arrivons au 28. Une photo de 1906 fait revivre la boulangerie Breton qui s'était installée dans les locaux occupés avant elle par un des premiers cabarets montmartrois : "La Grande Pinte".
C'est ce cabaret qu'investit Gabriel Salis, frère de Rodolphe qui régnait sur le Chat Noir, pour créer en 1889 l'Âne Rouge.
Il entraîne avec lui quelques uns des artiste montmartrois les plus emblématiques. Steinlen et Willette décorent une galerie avec leurs toiles et leurs dessins, tandis que Georges de Feure orne la grande salle de peintures allégoriques qui reprennent les thèmes de la femme fatale, obsessionnels chez lui depuis qu'il a lu Baudelaire.
Les chansonniers y créent quelques unes de leurs chansons impertinentes. Delmet, Xavier privas, Montoya et Legay en font partie. Verlaine y donne plusieurs conférences ...
On retrouve parmi les habitués des montmartrois célèbres : Courteline, Gustave charpentier, Caran d'Ache, Charles Cros...
En 1898, Salis vend l'Âne Rouge à André Lesage (dit Joyeux) à qui il ne porte pas chance car il se suicide un an après.
L'Âne rouge périclite peu à peu jusqu'à fermer ses portes et cesser de braire en 1905.
La boulangerie prend alors sa place. L'âne s'est peut être réfugié chez Frédé, au Lapin Agile, où comme chacun sait il devint célèbre sous son nom de peintre : Boronali, anagramme d'Aliboron.
Jouxtant l'Âne Rouge, l'Auberge du Clou, contrairement à son voisin, n'a pas changé de nom depuis sa création en 1881 par l'acteur Jules Mousseau, connu pour avoir joué avec succès "l'Assommoir", pièce tirée du roman de Zola.
L'auberge est ornée comme bien des cabarets montmartrois d'œuvres de Willette. Neuf grandes toiles sont accrochées sur les murs du 1er étage. Elles ont disparu pour la plupart. Malgré tout le talent de Willette, on peut regretter que l'époque l'ait préféré à un Lautrec ou un Renoir!
Le succès du Clou, comme de l'Âne rouge est assuré par les opposants au Chat Noir ,parmi lesquels se trouvent Alphonse Allais, Jehan-Rictus, Léon Paul Fargue, Jarry, Depaquit....
Un vieux piano bancal permet à Erik Satie de donner de courts récitals. C'est au Clou qu'il rencontre Suzanne Valadon dont il tombe fou amoureux. L'histoire d'amour durera six mois, ce qui n'est pas si mal dans le Montmartre de la Bohême.
Parmi les habitués les plus fidèles, figure en bonne place Courteline qui s'installe à une table pour écrire et observer les consommateurs. Il note dans son carnet, les dialogues saisis à la volée, ce qu'on appellerait aujourd'hui des "brèves de comptoir" qui l'inspirent pour les répliques de ses pièces.
Après l'exil (1903) de Courteline pour le quartier de la Nation auquel il ne s'habituera jamais, gardant au cœur la nostalgie de Montmartre, le Clou recevra d'autres célébrités comme Raimu, Maurice Chevalier et Mistinguett.....
Après le Clou, un dernier immeuble abrite une banque. Les temps ont changé et il n'est pas sûr que sans passer par le distributeur, les artistess fauchés pourraient de nos jours, laisser pour écot, accrochés à un clou, un dessin, une toile ou une caricature...
Il ne reste pour se rappeler cette époque que le nom de l'établissement
Et maintenant, retour au début de l'avenue pour explorer le côté impair....
(prochain numéro)
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