Voilà une rue qui échappe à l'invasion touristique, limite orientale de Montmartre et zone intermédiaire entre la Goutte d'Or et le XVIIIème à la mode.
Elle court sur 1325 mètres de Rochechouart à la rue Championnet et porte le nom du vieux village que la Révolution intégra à Montmartre et qui était relié à Paris par la Chaussée de Clignancourt.
La rue actuelle est formée par l'ancienne chaussée dans sa première partie et par l'ancienne rue du Château Rouge.
Le nom de Clignancourt vient une nouvelle fois du propriétaire des lieux à l'époque gallo-romaine, un certain Clenius ("Curtis" signifie le domaine rural et se retrouve dans de nombreux noms de lieux en "court" comme "Billancourt", le domaine de Billa.)
La rue s'ouvrait au début du XXème siècle avec côté impair un bistro: "Les deux marronniers" qui possédait un décor remarquable de feuilles et de fruits. Je suis assez vieux pour l'avoir connu puisqu'il ne fut détruit que dans les années 80 pour être investi par Tati qui ratiboisa feuillages de bronze et carreaux de faïence mais qui garda le nom : Tati les Deux Marronniers". Le contraire eût été préférable!
"La forme d'une ville change plus vite, hélas, que celle de notre cœur!" (Baudelaire)
Côté pair, un restaurant réputé proposait poissons et fruits de mer. Il s'appelait "Le Mont St Michel".
Une carte postale plus tardive nous apprend que le restaurant changea de nom pour se métamorphoser en Lion d'Or.
Les boutiques de fringues bon marché se succèdent année après année à son emplacement. Nous en sommes aujourd'hui à la Halle aux Chaussures qui a remplacé Jennyfer...
Pendant la Commune, s'éleva entre ces deux immeubles du début de la rue, une barricade à laquelle participa Nicolas Gaillard, le célèbre "barricadier". Elle utilisa quelques uns des canons de Montmartre et résista héroïquement, avec le renfort des femmes du quartier. Louise Michel y était présente (elle y fut laissée pour morte) avec Marguerite Diblanc et Blanche Lefebvre qui fut tuée le 23 mars
On oublie aujourd'hui en flânant dans les rues de Montmartre ce que furent pour les habitants ces jours de lutte et d'espoir et dans quel bain de sang ils s'achevèrent.
Entre le 1 et le 5 actuels de la rue s'élevait un cabaret très fréquenté par les parisiens qui franchissaient l'octroi pour y trouver des vins meilleur marché. Il s'agit du "Petit Ramponneau".
Son nom rendait hommage à Jean Ramponneau, cabaretier du XVIIIème siècle, créateur du "Tambour Royal" dont la réussite fut spectaculaire car bien qu'à l'intérieur de Paris, il proposait des prix comparables à ceux des bistros au-delà de la barrière. Sa célébrité fut telle que son patronyme devint un substantif désignant un cabaret.
Quand le sieur Nicollet, propriétaire du Petit Ramponneau décéda, ses biens passèrent à son neveu, un certain Lallemand.
Le quartier devenait à la mode avec l'inauguration des Grands magasins Dufayel et Lallemand vendit son Ramponneau et ses terrains. Des immeubles d'habitation y furent édifiés.
Jusqu'en 1913, il y eut entre le 5 rue de Clignancourt et le 4 bis rue d'Orsel une galerie marchande comme on en trouve encore près des Grands boulevards.
Il subsiste de la galerie "Lallemand" les porches d'entrée sur les rues de Clignancourt et d'Orsel.
Pas grand chose à dire des immeubles suivants. Quelques décors de stuc sont restées d'un ancien commerce au 2. Une enseigne chasse l'autre sans prendre la peine d'effacer le nom précédent. Ici Undiz a chassé Etam qui lui même etc...
Le 7 est un bel immeuble avec bow-windows et frises de céramique... Il est signé de J. Lamiral, 1900. Je n'ai rien trouvé sur cet architecte.
Au 8 un photographe a immortalisé la maison Lebas, beurre, œufs, fromages...
Comme sur de nombreux clichés de cette époque un petit chien bâtard prend la pose avec la famille. On l'imagine aussi malicieux et affectueux que celui de Charlot dans "Une Vie de Chien"!
Une boutique de cosmétiques a pris la place. On y vend d'autres crèmes pour d'autres usages!
Le 9 avec ses motifs art-déco a des petits airs méditerranéens, ce qui convient à ce quartier où de nombreux habitants viennent des rives de la Grande bleue!
Au 10, l'hôtel Montmartre Saint-Pierre a des allures modestes... pourtant il est couronné de trois étoiles!
Un grand bazar occupait l'immeuble du 12. Il est aujourd'hui remplacé par Leader Price.
De beaux immeubles de pierre avec pan coupé ouvrent la rue Picard qui file vers la Halle Saint-Pierre et le square du Sacré-Coeur. Ils témoignent de cette époque, à la fin du XIXème où le quartier était recherché et où il attirait une nouvelle population qui peu à peu chassait les habitants moins argentés....
Le 15 ne paie pas de mine. Petit immeuble de l'ancien village, il abrita cependant une brasserie suisse, le cabaret Guillaume Tell où avait lieu chaque semaine la bourse des ramasseurs de cataplasmes qui les revendaient au meilleur prix afin qu'en soit extraite l'huile de lin. A cette époque, rien ne se perdait!
Il y avait au 22 bis, à l'emplacement d'un immeuble moderne qui fait aujourd'hui partie de la BNP un marchand de vins dont la cave était réputée.
C'est à cette adresse qu'était installé le bureau de "l'Ami du Peuple" le journal créé par Maxime Lisbonne, haute figure de la Commune, condamné à mort.
Sa peine fut commuée en exil en Nouvelle Calédonie où il retrouva Louise Michel. De retour en 1880, il dirigea les Bouffes du Nord où il fit jouer "Nadine" une pièce de Louise Michel.
Celui qu'on surnommait "le Colonel", créateur du cabaret des Frites Révolutionnaires, habitait à cinquante mètres du 22 bis de la rue de Clignancourt, au 8 rue André Del Sarte, une rue toujours hantée par sa silhouette impressionnantes et par ses coups de gueule.
L'imposant immeuble des Grands Magasins Dufayel sont occupés par la BNP qui a détruit le dôme, le théâtre, les serres, le phare de cet ensemble unique.
Par chance le grand portail, bien qu'il ait perdu ses vitraux et ses groupes de bronze de Falguières (que sont-ils devenus?) a conservé le fronton de Dalou, le sculpteur inspiré de la statue du Triomphe de la République, place de la Nation au pied de laquelle s'achèvent les grandes manifestations populaires, comme celle qui suivit l'attentat contre Charlie.
Le 26 était l'entrée principale, face à la rue André Del Sarte.
En 1990 la BNP céda une grande partie des bâtiments qui furent détruits au profit d'immeubles d'habitation.
Les anciens magasins se prolongent avec cet immeuble qui fait l'angle avec la rue Christiani et où, le succès commercial venu, Aristide Bruant, le pourfendeur des promoteurs qui saccageaient la Butte, acheta un grand appartement où il vécut plusieurs années et où il mourut en 1925 (53 rue Christiani).
Comme le chantera plus tard, avec nostalgie, Fréhel :
.
.
"Des maisons d'six étages
Ascenseur et chauffage
Ont r'couvert les anciens talus
Le p'tit Louis réaliste
Est d'venu garagiste
Et Bruant a maint'nant sa rue.
Le 29 abrite comme à la fin du XIXème siècle une pharmacie, qui comme la plupart des anciens commerces a perdu son placage extérieur et son décor de bois et de cuivre.
Le restaurant au 33 ne fait plus allusion au dôme et au phare des Grands Magasins Dufayel, il a pris le nom de Gigi en 1989. Admettons pour notre plaisir qu'il rende ainsi hommage à la Montmartroise que fut Dalida et à son succès international "Gigi l'amoroso"!
à suivre : 2ème partie de la rue de Clignancourt : d'André Del Sarte à Marcadet...