Parallèle à la rue des Abbesses, la rue Durantin souffre du voisinage de sa brillante rivale que les boutiques à la mode ont investie!
Elle joue les modestes et suit son petit bonhomme de chemin entre la rue Ravignan et la rue Lepic.
C'est une des vieilles rues du village. Elle fut en son temps la rue principale du bas Montmartre.
Longue de 345 mètres et large de 10, elle a été tracée en 1672 mais n'a reçu son nom qu'en 1881..
Qui est ce sieur Durantin ?
Il est comme tant d'autres qui ont laissé leur nom sur la Butte, un gros propriétaire dont les terrains ont été lotis à cet endroit.
Il est aussi un romancier et auteur dramatique qui s'intéressa aux sujets les plus divers et connut quelques succès au théâtre. Citons parmi ses oeuvres immortelles, "le Carnet d'un Libertin" qui contrairement à son titre n'engage pas à la jouissance mais dépeint les maladies vénériennes peu esthétiques dont son héros est atteint. Citons encore pour la beauté du titre, le vaudeville "Les amours d'un rat" (1842) créé au Panthéon mais qui ne permit pas à son auteur d'y entrer!
La rue telle qu'elle est aujourd'hui est le fruit de l'union heureuse entre Durantin et Bastien!
En effet la rue Durantin primitive n'allait que de la rue Ravignan à la rue Garreau. Elle se prolongea en intégrant la rue Bastien qui allait de la rue Garreau à la rue Tholozé. Ajoutons-y un dernier tronçon, piétonnier, le Passage Masson qui termine la rue et lui permet d'atteindre la rue Lepic!
La rue Durantin est donc comme la Sainte Trinité, trois rues en une...
Ou une rue en trois!
Commençons par le commencement...
A droite, côté pair, le 2 est un immeuble à pan coupé qui donne en partie sur la rue Ravignan.
Il fait partie des immeubles "classés" et date du milieu du XIXème avant que la Butte n'intéresse des acheteurs plus fortunés.
Côté impair, le 1 est formé de deux bâtiments anciens. Le commerce côté Abbesses et le petit immeuble côté Durantin ont disparu, remplacés dans les années 1930 par un seul bâtiment, d'un art-déco minimaliste qui abrita un hôtel : "Le Bouquet de Montmartre"
Wikipédia qui n'est pas à une galéjade près, affirme qu'en décembre 1877, Mallarmé, de retour du service militaire y séjourna.
En 1877, Mallarmé avait 35 ans! De plus il n'a jamais fait son service militaire, ayant été réformé!
Plus sérieusement, le peintre Charles Maurin (1859-1914), ami de Lautrec, y vécut. Homme original, humaniste et passionné, il s'est intéressé aux courants artistiques de son temps. Certains critiques l'ont surnommé le "Symboliste du réel"!
Les 3 bis et cinq sont typiques des immeubles de rapport qui poussent sur la butte au milieu du XIXème siècle et attirent par leurs loyers modestes des Parisiens qui n'ont plus les moyens de vivre dans Paris.
Au 7, vécut en 1879, Germain Nouveau (1851-1920) le poète dont Aragon écrit qu'il est l'égal de Rimbaud!
Germain Nouveau vécut quelques mois à Londres avec Rimbaud qui écrivait alors Les Illuminations. Certains critique littéraires prétendent qu'elles seraient son oeuvre.
Ce qui est avéré est la réticence de Nouveau à se faire publier. Avérées également ses crises mystiques de plus en plus intenses qui finirent par le conduire à jeûner et à en mourir.
..."Amour dans chaque ville : ouvrez-vous citadelles!
Amour dans les chantiers : travailleurs, à genoux!
Amour dans les couvents : anges, battez des ailes!
Amour dans les prisons : murs noirs, écroulez-vous!"
Dans ce même immeuble, le météore de la littérature française, l'astre noir, Lautréamont, aurait vécu quelques mois.
Rien n'est prouvé... Il est en revanche possible qu'il soit venu en voisin du faubourg Montmartre, respirer l'air des hauteurs, lui qui souffrait de phtisie...
Au 8 se trouvait le restaurant "Le Zouave Gobichon", aujourd'hui bar à vins "le Comptoir des Chineurs".
L'établissement dont le nom rendait hommage aux talents culinaires d'un zouave doué pour la tambouille, fut le lieu de rendez-vous d'artistes italiens : le peintre futuriste Gino Severini, l'illustrateur humoriste Gino Baldo, le peintre Anselmo Bucci...
Ils appréciaient apparemment la cuisine militaire!
C'est encore chez le Zouave Gobichon que le Collège de pataphysique tenait parfois ses réunions. Il n'était pas dépaysé dans ce Montmartre qui aimait les farces et les provocations. Tout y était permis sauf de se prendre au sérieux.
L'emblème en était l'ombilic du Père Ubu de Jarry!
Comme rivière dans un fleuve la rue Garreau se jette en pente douce dans la rue Durantin.
Le 15 a abrité pendant deux ans le peintre Eugène Boudin (qui repose de l'autre côté de la Butte dans le petit cimetière Saint-Vincent)
Le 17 est un immeuble de pierre, classé, témoin de l'évolution du quartier où les petits bâtiments crayeux sont peu à peu remplacés par des maisons plus bourgeoises.
Le 20 dans un style romantico-gothique a abrité l'atelier de Delacroix en 1907!
Non! Il ne s'agit pas d'Eugène Delacroix le génial romantique mort en 1877 mais de Henry Eugène Delacroix (1845-1890) qui est tombé avec quelques pompiers dont il faisait partie dans l'oubli mais qui fut très prisé en son temps. Il reçut des commandes, entre autres de la mairie du Xème.
Dans cette composition gesticulante, l'influence de Géricault et de son Radeau de la Méduse est manifeste jusqu'au plagiat (composition en pyramide avec le guetteur au sommet, cadavres au premier plan!
Un autre peintre, Georges Delaw (1871-1938), ami de Depaquit et comme lui né à Sedan, y eut aussi son atelier!
Delaw bien qu'Ardennais de naissance est un authentique Montmartrois. Il participa aux soirées du Chat Noir où il créa des silhouettes pour le théâtre d'ombres. Il fréquenta le Lapin Agile où il fut de tous les coups et où il rencontra Francis Jammes avec qui il se lia d'amitié. Il lui tira le portrait sous la verrière de son atelier de la rue Durantin!
Le 21 est un bel immeuble classé. C'est un immeuble d'angle très parisien à pan coupé en pierres de taille.
Devant le Sitis Market, un chat roux prend des poses!
Il est étonnant de voir à quel point les chats attirent l'attention et sont mitraillés par les appareils photos des touristes plus que le Moulin de la Galette voisin....
Est-ce l'ancêtre tutélaire de la Butte, le chat noir de Bruant qui assure à tous les matous de la Butte une telle célébrité?
Le croisement de la rue Durantin et de la rue Burq... on peut voir sur la droite la grande maison qui appartint à Dalida et qui a été débitée en appartements classieux.
Au 24 a vécu en 1871 Simon Dereure (1838-1900) figure marquante de la Commune. Il fut élu maire adjoint du 18ème en 1870, Clémenceau étant le maire. Il participa à la Semaine Sanglante et se réfugia ensuite en Suisse.
Une rue de Montmartre, entre l'avenue Junot et la rue des Brouillards, parmi les plus inabordables de la capitale, porte aujourd'hui le nom du cordonnier anarchiste!,
Le croisement avec la rue Tholozé marque la fin de l'ancienne rue Bastien annexée par Durantin!
Des flots de touristes passent par là pour atteindre la rue Lepic et le Moulin de la Galette.
Au 40, derrière le porche, on aperçoit un ensemble d'immeubles sur cour datant de la Restauration. Il est connu sous le nom de "Cour aux Juifs" et n'ayant pas été modifié depuis sa construction, il est très apprécié des cinéastes qui cherchent un décor authentique..
Des scènes de la rafle du Vel D'hiv y ont été tournées.
L'ancien passage Masson est sombre et étroit, le soleil lèche rarement ses pavés! Au 48 une vilaine construction cache l'atelier où peignit en 1898 Emile Baudoux. Il n'y resta pas longtemps, peintre du monde rural et du grand air, l'étroite artère sans soleil ne pouvait lui convenir!
Un autre peintre y travailla pendant des années. Il s'agit de Pedro Creixams (1893-1965) "le Catalan de Montmartre". Après avoir choisi Montparnasse à son arrivée à Paris, il s'installa à Montmartre où il fut ami de Picasso. Il fut aussi très proche de nombreux écrivains comme Max Jacob, Salmon ou Colette dont il tira les portraits.
Lui aussi avait besoin de sa Catalogne natale où il alla rendre son âme et ses pinceaux.
Le 52 a plus fière allure. Il est tourné vers le soleil et n'a pas d'obstacle devant lui qui pût retenir la lumière. Il a plu au peintre canadien Jean-Paul Riopelle (1923-2002) qui y travailla pendant trois ans.
Il abrite aujourd'hui la maison et le studio d'enregistrement d'un musicien-poète-chanteur qui allie douceur et mélancolie, Etienne Daho.
Le dernier immeuble dont la façade principale donne sur la rue Lepic est le plus beau....
Il eut pour habitants célèbres et temporaires Jehan-Rictus et Forain.
Et voilà! Une balade dans une rue montmartroise au charme discret, une rue qui fut modeste et qui aujourd'hui est au coeur d'un des quartiers les plus recherchés par les jeunes branchés, artistes et..... sans problèmes financiers!